Prenez place mes frères, dans la description du rite de décision, faite par l'anthropologue, peut paraître pour le profane analogue au début du rite d'ouverture maçonnique. Nous sommes dans les deux cas en présence d'une communauté fraternelle qui se réunie selon un rite établi, et qui se transmet. Le chef de tribu ou le vénérable placé à l'est, invites les frères à participer aux travaux selon la même phrase : "Prenez place mes frères". Mais là s'arrête la comparaison. Car les uns se voient convier par la coutume ancestrale et primitive à se réunir pour décider librement des affaires communautaires. Les autres choisissent librement de se réunir pour apprendre à évoluer vers la sérénité en compagnie d'autres frères.
Car il y a un instant encore, nous étions pris par le mouvement de la vie ordinaire, comme nous le sommes si souvent. Nous étions au service de nous même, de l'ego, avec notre volonté de nous affirmer, notre avidité, notre désir de puissance et parfois même, notre course à la renommée.
Nous vivions dans un monde profane, avec des attitudes, un esprit et des émotions profanes. Tout ce que fait un homme ordinaire ne peut qu'être ordinaire, y compris lorsqu'il défend la veuve et l'orphelin, y compris lorsqu'il prie ou qu'il contribue au développement de la cellule familiale.
Pourtant, quelquefois, pris de vertige, nous nous demandons : "Qui suis-je?" Devant l'absence de réponse le doute nous envahit. La prise de conscience de ce tumulte nous irrite mais nous rattache à des instants de bonheur intense, des instants d'une qualité particulièrement radieuse où une joie infinie manifeste en nous une étrange réalité. D'où viennent ces moments fugitifs qui prennent une importance fondamentale dans notre vie, et comment retrouver cet état d'Etre dans lequel nous étions si paisibles, si plein d'une parcelle d'univers lumineux ?
C'est pour répondre à cette sollicitation mystérieuse et profonde, mal définie, vague, et qui nous interpelle fortement que, librement nous nous mettons en route sur le chemin. Sentant confusément que nous sommes plus que ce que nous exprimons ordinairement, nous cherchons une ouverture vers l'Etre essentiel, vers la vie harmonieuse, vers une réalité transcendantale et venons frapper à la porte de la sagesse. Cette porte étroite, ce passage intérieur exige une répétition constante, une pratique maintes fois expérimentée et un perfectionnement longuement travaillé.
Frapper une fois à la porte du temple est une vaine velléité, aussi avant chaque tenue, le rituel d'ouverture rappelle que les chercheurs de vérité doivent prendre une place spéciale répondant à un éveil de conscience particulier. Il ne s'agit pas tant de chercher à acquérir des pouvoirs supérieurs qu'à rencontrer la source primordiale enfouie au fond du "Moi" existentiel.
Le franc-maçon est venu là pour rencontrer un état d'être supérieur, vivant et authentique, et doit, pour avoir quelques chances d'y parvenir, décider volontairement et consciemment, de se soustraire aux sollicitations automatiques de l'homme animal.
Dans le silence du rituel qui va ouvrir les travaux d'éveil, le franc-maçon s'arrête, oublie ses bavardages et loin des opinions et des convulsions du mental, il s'approche de son Etre essentiel. Il se sent guidé par le rituel et pourtant incroyablement libre de saisir ou non la chance qui lui est offerte de dégager la réponse précieuse à son angoisse profonde, de trouver l'harmonie avec le manifesté éternel. La place que le rituel demande à l'homme de prendre dès le premier mot comme préambule à toute démarche n'est pas ordinaire, elle n'est pas simplement physique. Cette place est inconnue de l'homme ordinaire, sinon il serait capable de la prendre dans ses préoccupations quotidiennes et n'éprouverait pas le besoin de suivre la voie tracée par le rituel pour se relier dans un geste lumineux à l'ordre cosmique et réaliser son unité avec l'Etre Universel.
Car c'est bien à cette transformation rayonnante que procède le rituel et, si depuis des siècles des hommes de qualité ornent les colonnes des temples maçonniques, c'est bien pour s'élever au-dessus de la condition ordinaire et atteindre la beauté de l'esprit éveillé. Il est possible qu'en répondant à des sollicitations d'amour, l'homme éprouve le sentiment chaleureux de répondre à ce qui est la meilleure part en lui ou de servir l'humanité, mais ne nous y trompons pas, l'activité humaine ordinaire et personnelle, telle que la recherche du bonheur, de la gloire, de l'honneur, de la fortune, du don de soi, répondent à un ordre égoïste. Seule une place où nous avons conscience de l'harmonie universelle, de la beauté des lois de l'ordre cosmique et du rayonnement de l'homme est une place juste.
La recherche entreprise en loge, n'est pas une recherche relative d'un point de vue meilleur qu'un autre. C'est pourquoi le franc-maçon les accepte tous, il est tolérant dit-on face aux antagonismes dualistes, seul la place qui offre une vision globale l'intéresse parce qu'elle est juste. Seule la place qui dissout les conflits profanes délivre des pulsions vulgaires et rejoint l'Etre éternel, elle seule procède d'un ordre sacré et initiatique. Cette place où l'objectivité remplace la subjectivité ne peut ni se calculer ni se concevoir dans les méandres de la réflexion discursive. Il faut une indispensable volonté de cœur, un effort, un désir, une aspiration créatrice qui disparaissent ensuite, pour trouver et laisser vivre un monde intérieur nouveau extraordinairement actif.
C'est tout le sens de la manifestation du Vénérable Maître : "Prenez place mes frères et mes sœurs", c'est tout le sens de cet appel à ouvrir un espace différent, un espace hors du temps, un espace sacré à l'intérieur de soi-même. Le désir tout puissant d'y parvenir qui anime chaque homme présent dans le temple les unit les uns aux autres en un même élan et crée une fraternité magique. C'est parce que, celui qui tente sincèrement de s'améliorer, de se connaître et de croire, se rend compte que seul il ne peut ni connaître ni dépasser les obstacles, qu'il se tourne vers la tradition riche de tous ceux qui ont cherché dans le passé et de tous ceux qui cherchent dans le présent. En unissant leurs forces éparses, ils créent une énergie propre à ouvrir le royaume de l'inexprimable.
Le franc-maçon conscient de sa faiblesse spirituelle se rend compte que c'est elle qui provoque immanquablement sa souffrance, son instabilité et sa chute alors même qu'il cherche à s'élever. Afin d'acquérir sa dimension humaine qui est la sienne, le franc-maçon s'unit à ses frères et à ses sœurs pour créer un nouvel élan. La vision d'une faiblesse chez un frère ou une sœur éclaire chez l'observateur la même faiblesse qu'il n'aurait probablement jamais découvert en lui, si son esprit n'avait d'abord jeté le discrédit sur un autre afin de rester tranquillement tapi dans l'ombre sans devoir se remettre en question. L'humilité maçonnique n'est pas feinte et la tolérance n'est pas fausse pitié. C'est l'union fraternelle de deux cœurs qui permet à un franc-maçon de mieux comprendre, de comprendre en toute sérénité, toutes les facettes d'un frère ou d'une sœur. Chaque membre d'une loge est le reflet d'une compréhension différente d'un même vécu ce qui élargit la compréhension relative et en montre les limites.
L'homme vaniteux, plein de sa puissance et de son orgueil, n'accepte pas de se voir dans le miroir révélateur de ses frères : il s'enferme dans une aveugle suffisance et se nourrit de l'étroitesse d'esprit et de la misère psychologique de certains frères. La satisfaction morbide de cet homme ordinaire n'a rien à espérer d'une loge maçonnique. Il se suffit à lui-même et n'a besoin de spectateurs que pour applaudir à son génie superficiel. Sa place n'est pas la place nouvelle que le franc-maçon recherche et il ne mérite pas le nom de frère.
L'homme nouveau ne peut pas naître si l'on se tient enfermé dans ses propres constructions, si l'on ne se mesure pas à l'aspect dualiste du monde, si on évite la rencontre avec les autres. Le franc-maçon est un constructeur de temple intérieur et il étudie constamment son œuvre pour la perfectionner, il n'hésite pas à détruire un pan de mur pour en reconstruire un autre toujours plus vivant et mieux adapté à la place sacrée qu'occupe son Etre en devenir.
Le Vénérable Maître vient de dire : "Prenez place mes frères et mes sœurs", soulignant par-là que tous sont égaux face à la place qu'ils occupent, tous sont frères et sœurs face à la nouvelle promesse d'éveil, tous sont frères et sœurs (y compris le Vénérable qui préside l'assemblée du haut de ses trois marches), face au cheminement qu'ils entreprennent pour atteindre les sommets de la connaissance. Parce qu'ils sont tous égaux dans le monde qu'ils veulent atteindre, parce qu'ils sont également égaux dans l'ignorance de ce monde, aucun n'a le droit de se croire meilleur ou supérieur à un autre frère. Même si un homme a, par le hasard de la génétique, été naturellement plus comblé qu'un autre sur le plan physique, intellectuel ou affectif, il ne peut s'appuyer sur ces ressources ordinaires pour franchir la porte étroite qui le sépare du monde spirituel. La juste place à prendre est radicalement d'une nature inconnue, d'un ordre nouveau que le rituel maçonnique va nous faire découvrir en le suivant pas à pas.
S'il existe une autre vision, une autre place, un autre point de vue capable de briser les limites inhérentes à la vie ordinaire comme l'affirme la Sagesse Traditionnelle, alors quelle est-elle ?
Devant l'importance de la question pour le bonheur, la sérénité et le devenir de l'homme, il devient urgent de prendre aujourd'hui, à cette heure précise, tout de suite, la juste place. Chercher la juste place qui est impartie au franc-maçon dans le moment présent est nécessaire pour aller plus loin, et celui qui est venu librement en loge commence ici la réalisation de sa grande évolution. Rien ni personne n'a contraint un frère ou une sœur à venir dans un temple et il aurait mauvaise grâce à ne pas suivre l'exigence immédiate des méthodes, des rythmes et des formes que la tradition maçonnique emploie dans sa communauté de travail. Si le franc-maçon participe librement au développement de ses qualités spirituelles il doit, sous le regard du Grand Architecte de l'Univers, prendre sa place dans le temple et dans la construction cosmique. Ainsi il aura une place plus juste dans la société, dans sa famille, dans sa vie. Une place qui n'est pas due au hasard mais à un désir délibéré de la connaître et de l'assumer.
Pour l'heure le franc-maçon prend place au démarrage du rituel comme dans un train ou dans une voiture, pour partir en voyage, pour découvrir un monde nouveau, un être merveilleux, une terre promise.
Quelle émotion pour l'humble postulant à la connaissance ! Il s'embarque vers le mystère du Grand Œuvre pour chercher la parole Perdue, pour découvrir l'inconnu, pour rencontrer l'unité intérieure.
Prenez place mes frères et mes sœurs". Comme il est troublant cet acte suggéré que s'impose l'homme, lui habituellement si inconséquent, si velléitaire, si tourné vers les futilités et si prompt à se révolter ! Comme il est grand le mystère de l'appel auquel le franc-maçon répond sans complaisance après avoir osé franchir la porte étroite !
Maintenant que le coup de maillet a retenti comme un déchirement dans l'écoulement du temps ordinaire, le franc-maçon se prépare à parcourir le chemin subtil et délicat de la connaissance dans un rythme accordé à son rythme intérieur, car il s'agit bien de prendre non seulement une place physique mais surtout une place intérieure qui sera en harmonie avec l'univers dans le sortilège des mots et la magie des symboles du rituel d'ouverture.
Chacun prend place dans l'espace sacré pour que le miracle de la Voie Royale le submerge de la lumière venue de l'Orient.
Prenez place mes frères et mes sœurs.