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Titre du blog : Les Black's Foot
Auteur : Jakin
Date de création : 03-09-2008
 
posté le 11-09-2008 à 06:31:19

REFLEXIONS SUR LA FEMME DANS LA SOCIETE MUSULMANE

 

 



    

 

            Pour une femme occidentale, certains mots et certains comportements se conçoivent aisément. Il y a bien longtemps qu'elles «n'appartiennent» plus ni à un père ni à un mari, encore moins à un frère, à un cousin ou à un oncle, tel un objet que les hommes se transmettraient par héritage. Elles ont des droits auxquels parfois on ne pense même plus tant ils sont devenus naturels. Il est naturel qu'une femme ait droit à la parole et qu'elle vote, naturel qu'elle choisisse l'homme qu'elle aime, qu'elle travaille, s'habille et voyage comme elle l'entend. Naturel qu'elle fasse des enfants ou non, divorce ou non, conduise une voiture, et offre librement son visage à la lumière du soleil ou au regard des autres. En occident, une femme est libre, une femme est l'égale d'un homme. Ailleurs, dans certains pays, c'est une autre histoire.


            Lors de mes voyages en Afrique et dans le Moyen Orient, je les ai remarquées, dans les souks, silhouettes entièrement enveloppées de noir, n'hésitant pas à soulever un pan de leur voile pour vérifier la couleur d'un tissu, elles qui sont supposées être effacées et timides. Elles que l'on dit muselées par leur mari, je les ai écoutées ordonner au vendeur, d'un ton autoritaire de déballer d'innombrables coupons, et marchander âprement les prix d'une voix sure. J'en ai vu d'autres, plus jeunes, conduire leur voiture avec la plus grande aisance malgré le masque, et disparaître derrière les hauts murs de leur maison. J’ai donc décidé d'en savoir plus sur ces femmes que j'imagine confusément sans personnalité, car sous la coupe de leur mari, de leur père ou de leurs frères. Pour essayer de comprendre une réalité que je pressent malgré tout bien différente et plus subtile, jais fait table rase de tous mes a priori concernant les femmes dans l'islam pour rester le plus objectif possible. Chaque société possède en effet ses propres valeurs, qui dépendent de son passé, de son histoire, de sa structure sociale et de sa religion.


            «Dévoiler» la femme musulmane, faire tomber cette barrière qui sépare les hommes des femmes, n'est pas une démarche aisée. Traiter cette question qui constitue, même à l'heure actuelle, un point chaud dans le monde musulman, n'a pas été sans difficulté pour moi. Aucun des deux espaces n'est suffisamment neutre pour permettre d'aborder une telle réflexion, avec suffisamment de sérénité. Et c'est dans cette distance extérieure que le dévoilement de la femme musulmane s'impose comme un phénomène dont le mouvement est en relation avec les grandes ruptures d'équilibre social. Chaque fois qu'il y a une rupture dans la continuité de l'histoire telle que la colonisation ou la décolonisation, le renversement d'un Etat, la révolution islamique, il y a un retentissement au niveau de la femme.


            Au Maghreb, toutes les principautés qui apparaissent au cours des dominations vandale et byzantine et au début de la conquête arabe sont gouvernées par des hommes ; deux figures féminines détentrices du pouvoir font cependant exception, et toutes deux ne sont connues que sous leur sobriquet, Tim Hinan dans le Hoggar et la Kahina dans l'Aurès. L'histoire du Maghreb nous fait connaître des personnages féminins dotés de pouvoir spéciaux ou exerçant une influence telle sur les souverains nominaux, que ces femmes semblent détenir l'autorité.


            Un manuscrit découvert à In Salah en 1969, signale le passage de Tim Hinan, fille de Saïd Malek (c'est-à-dire de Monseigneur le roi) en 1020 de l'hégire, soit en 1642 de l'ère chrétienne. La légende touarègue dit encore que la princesse, qu'on devait appeler Tim Hinan, était musulmane, d'origine braber et qu'elle était venue du Tafilalet, la région sud-ouest du Maroc actuel, pour atteindre, à Silet, le pays ahaggar en compagnie de sa servante Takamat. Elles s'établirent à Abalessa, où Tim Hinan, après avoir fait reconnaître sa souveraineté sur les Isabaten mécréants, eut une fille, Kella, de qui les Kel Réla tirent leurs origines tandis que Takamat donnait naissance à deux filles dont descendent les tribus vassales des Dag Rali et des Aït Loaïen. Curieusement cette légende de fondation ne mentionne que des femmes et des filles alors que les hommes sont totalement absents. Nous sommes confrontés à un récit qui établit le régime matrilinéaire par lequel les hommes héritent de leur mère du droit au commandement. A l'époque du mariage de Kella avec l'aménôkal Sidi, les Kel Rèla, clan auquel appartenait Kella, s'approprièrent la tradition de Tim Hinan. De cette princesse berbère enterrée au 4ième ou au 6ième siècle et dont on ne savait rien sinon qu'elle avait été riche et puissante, ils firent, pour des raisons évidentes de prestige, une musulmane, fille de roi, venu du lointain Tafilalet, berceau de la dynastie chérifienne qui règne sur le Maroc, et la placèrent à la tête de leur généalogie. Quoi qu'il en soit, ces observations anthropologiques font que Tim Hinam la princesse, mère du pouvoir, eut suffisamment d'autorité et de richesses pour que son souvenir, dans le monde mouvant des nomades touaregs, ait pu franchir allègrement la barrière des siècles sans histoire.


            Dans les chroniques de la conquête musulmane, En Noweiri décrit l'autre personnage féminin qui occupa la scène quelques décennies plus tard alors que s'affirmait définitivement la prépondérance des armes arabes, c'est la reine berbère à la chevelure déployée comme les ailes de l'aigle, au regard visionnaire, s'affairant avant les combats, poursuivant jusqu'à l'extrême limite, c'est-à-dire la mort, une lutte inexpiable que, cependant, elle sait perdue. Plus qu'à ses qualités guerrières, c'est à ses dons de voyance que fut sensible la tradition qui la désigna toujours par son surnom arabe : la kahina, la devineresse. Il s'agit d'une femme qui exerça directement le commandement. Or son commandement ne dispose d'aucune base juridique ; son autorité ne s'appuie ni sur sa généalogie ni sur un prétendu matriarcat berbère dont  aucun cas précis n'a jamais pu être présenté. C'est donc uniquement à son ascendant personnel, à sa clairvoyance prophétique, à son magnétisme que la Kahina a dû d'exercer le pouvoir sur les Jerawa et une bonne partie des Berbères. On peut même avancer que ce sont les qualités intrinsèques de sa personne qui ont nourri sa légende. Quand elle rentre dans l'histoire, elle n'est plus une toute jeune femme, elle détient le pouvoir depuis un bon nombre d'années. Elle se présente, en effet, comme une régente abusive ; ayant exercé le pouvoir au nom de ces deux fils en bas âge, elle le conservera lorsqu'ils deviendront adultes.


            Peu de femmes eurent dans l'histoire du Maghreb médiéval un rôle aussi important que Zeïneb, l'épouse des deux premiers princes almoravides. Elle contribua grandement à la constitution de l'Etat almoravide qui devait s'étendre du Sénégal à l'Ebre et de l'Atlantique au-delà d'Alger. Zeïneb est l'une de ces figures révélatrices du rôle politique qu'arrive parfois à jouer la femme musulmane alors que l'imagination occidentale, plus que la réflexion, ne voit en elle qu'un être insignifiant, soumis, en perpétuelle minorité puisque dépendant toujours d'un homme, qu'il soit son père ou son époux. L'histoire de Zeïneb se confond précisément avec cette montée en puissance des Almoravides. Comme leur nom l'indique, Al morabitoun sont des hommes du ribat, c'est-à-dire du couvent, à la fois religieux et militaires, couvent-forteresse car la propagation de l'Islam ne connaît pas de différence entre l'expansion de la foi et celle des armes brandies pour la Guerre sainte. Comment la belle Zeïneb, dont Ibn Khaldoum vante à plusieurs reprises l'intelligence et l'habileté politique, sut-elle sinon imposer sa volonté, du moins devenir la conseillère écoutée du rude Abou Bekr. On ne peut que constater le fait sans réussir à l'expliquer. Le Saharien fut-il ébloui par sa beauté alliée à une intelligence pénétrante ou bien le chef almoravide dont l'ambition croissait avec le succès de ses armes fut-il heureux de trouver en Zeïneb le contrepoids culturel des préceptes tyranniques imposés par Ibn Yacine ?


            Dans les différentes versions de la Geste des Beni Hilal apparaît une figure emblématique : Djazya la fille du bédouin. Qui est cette femme dont l'intelligence et la finesse politique égalent la beauté ? Les différentes versions s'accordent au moins sur un point : Djazya est sœur de Hassan ibn Sarhane, cheikh, on dit même sultan, des Beni Hilal. Suivant les versions, la vie de la belle Djazya se complique ou se simplifie tragiquement, au gré des conteurs. Dans la version de Bou Thadi, elle fut mariée à un chérif, Ibn Hachem, qui la perd dans une partie d'échecs truqués, puis s'enfuit au Maroc et devient l'épouse d'un «roi juif». Dans la version d'Ibn Khaldoun, elle reste fidèle à Ibn Hachem, à la mort de celui-ci elle épouse en Ifriqiya Madi ibn Mocrb, un chef de la tribu de Dored. Dans d'autres versions, un autre homme apparaît, il s'agit cette fois d'un berbère, Zénati Khelifa ou plus simplement El Zénati, le Zénète. Cette vaillante épouseuse se trouve, dans un autre récit, mariée cette fois au sultan de Tripoli. La famine qui sévissait en Orient aurait poussé les nomades arabes à gagner les terres plus riches du Maghreb. Après avoir cédé au souverain local la belle Djazya, les Beni Hilal tentaient de la reprendre par la ruse ou la violence et entraient en lutte avec l'autorité en place. Mais dans l'épopée hilalienne, le rôle tenu par la femme et la considération dont elle jouit sont exemplaires : c'est la femme la maîtresse de tente qui est l'âme de la cellule, conseillère aux jours difficiles, discutant les décisions prises en son absence ou attisant le courage des guerriers, la femme hilalienne s'exprime avec une grande liberté. La geste hilalienne est une épopée et, c'est pourquoi, dans l'imaginaire maghrébin, longtemps encore, Djazya, la belle aux longs cheveux, chevauchera de mythiques cavales à la recherche de nouveaux printemps.


            Poursuivant ainsi ma recherche dans les innombrables couloirs des bibliothèques Aixoises et Marseillaises, j'ai encore retrouvé les récits de quelques femmes atypiques. Celle de Fatima princesse hafside et reine mérinide (1325-1340), Yasmina la fille du pacha Jouder (fin du 16ième siècle), Zidana première épouse de Moulay-Ismaïl (1672-1727), Leïla Bent Mourad Raïs (Alger, fin du 18ième  siècle), et plus récemment Dassine dame de l'Ahaggar (vers 1885-1938), Fadhma Aïth Mansour Amrouche une femme Kabyle (1882-1967).


            Histoire au féminin, histoire de femmes qui, dans ce Maghreb qu'on dit misogyne, ont joué au fil des siècles un rôle non négligeable. Humbles paysannes ou héroïnes, personnages de légende ou personnes bien réelles, elles ont à tour de rôle, attiré mon attention, retenu mon esprit puis, ombres de l'histoire, elles sont retournées dans leur siècle, en me laissant, chacune, un goût d'inachevé.


            En fait, ces interventions de femmes si elles m'apparaissaient étonnantes au début de ma recherche, elles le sont beaucoup moins maintenant, surtout si l'on s'attarde un instant sur le statut de la femme selon le Coran.


            On ne peut parler de la femme musulmane sans évoquer Allah car c'est de Lui qu'elle tient le pouvoir magique de la séduction et, dans les aléas de la vie, Il reste son unique recours. La femme née dans la communauté, ou la rejoignant, est dépositaire des valeurs islamiques ; Mais la lecture et l'interprétation coranique (sauf exception) lui échappent. En Algérie comme au Maghreb en général, sa présence à la mosquée est rare, ou le fait de femmes âgées. La religion qui lui parvient est formelle, enseignée par mimétisme, dans le respect des valeurs familiales. Le patriarcat réduit la femme à un besoin de tutelle permanente ; l'Islam, idée pure, la marginalise à cause des souillures de son corps. Dans cette situation, l'aspiration de la femme à une spiritualité personnelle ne peut s'exprimer que lorsque son corps n'est pas une entrave à la perception de son être.


            Sans vouloir traiter ici en détail le statut de la femme dans l'islam, il faut rappeler un fait aujourd'hui reconnu : à l'époque de sa révélation, le Coran a incontestablement apporté une amélioration significative à la condition féminine par rapport aux coutumes antérieures, notamment en matière de mariage, de divorce, d'héritage, etc. Certes, il n'interdit pas la polygamie ou la répudiation, mais il les réglemente strictement. En aucun cas il ne considère la femme comme un être de seconde zone, quoi que puissent croire certains esprits mal informés. Cela dit, le Coran, apparu voici quinze siècles dans un contexte géographique, culturel et social précis, ne peut bien sûr être porteur d'une sorte de théologie de libération de la femme au sens où l'entend l'Occident contemporain. Toutefois, comme pour toute religion, beaucoup dépend de la manière dont est vécu le dogme, de l'interprétation que l'on en fait. L'Indonésie par exemple, le plus grand pays musulman du monde, ne connaît en matière de statut de la femme aucune des restrictions qui sont en vigueur en Iran et surtout en Arabie Saoudite.


            Cependant comment les hommes religieux, ou tout simplement comment l'homme musulman interprète-t-il le dogme ? Pour tenter de le découvrir, j'ai donc poursuivi ma recherche, et au hasard de mes lectures, parcourant les feuilles jaunies de quelques ouvrages, trois nouvelles histoires m'ont de nouveau interpellé sur la condition des femmes musulmanes.


            Soraya accusée d'adultère et victime des lois islamiques qui prescrivent la lapidation chaque fois qu'un mari se sent trompé ou bafoué. Freidoune Sahebjam raconte les derniers moments de la vie de cette femme lapidée, depuis le verdict rendu par les hommes du village jusqu'à sa mort sous les pierres jetées par ses proches. L'histoire se déroule en 1987, dans le sud-est de l'Iran, à une soixantaine de kilomètres de la ville de Kerman, le village de Koupayeh. Là, il a reconstitué, heure par heure, cette sinistre exécution dont sont victimes, chaque année, des centaines de femmes. Mais ce qui choque dans ce récit dont l'histoire sordide pourrait être banale dans ce pays, c'est le cynisme de l'homme religieux face à la soumission acceptée de la femme musulmane.
En 1993, les Français découvraient, avec Sultana, l'histoire vraie de cette princesse saoudienne qui, au nom de la souffrance de ses sœurs, rompait le silence. Au risque de sa vie. Jean P. Sasson, journaliste et écrivain qui a longtemps vécu en Arabie Saoudite donne la parole à Sultana.


            Dans ce récit, le poids des religieux dans la tradition musulmane semble recouvrir d'une chape de plomb toutes tentatives d'ouverture. Pourtant, ce n'est pas la révolution qu'elle réclame. C'est le droit. Le simple droit, pour toutes les femmes de son pays, qu'elles soient riches ou pauvres, princesses ou servantes. Ces femmes qui ne possèdent sur terre, disent les Saoudiens, que leur "voile et leur tombe". Un voile noir, une tombe sans inscriptions dans le désert. Une naissance anonyme, aucun passeport individuel, et à la moindre "faute" l'enfermement à vie, la lapidation, ou la mort.
Un fantôme noir se tient devant moi. Une silhouette entièrement sombre, sans un centimètre de peau visible. C'est ainsi que Christine Sournia, journaliste, découvre Alia, en l'accueillant sur le seuil de sa maison pour la première fois en 1995. Par ses origines, Alia est une princesse afghane exilée, issue de l'une de ces tribus turbulentes et brutales dont surgissaient autrefois les despotes aux règnes vite interrompus dans le sang. Devant ces obstacles, Alia ne peut que rester isolée. Ses relations à l'extérieur de son milieu familial sont forcément limitées. Qu'est-ce qui a pu l'inciter à accepter cette situation qui la met inévitablement à l'écart de toute vie sociale ? L'auteur nous apporte la réponse, elle est simple, elle tient en deux mots : son mari et sa religion, qui se confondent en une double exigence, une application rigoureuse des principes de l'islam et une attitude exemplaire en tant qu'épouse et mère. L'éducation reçue par Alia dans ce domaine était tout à fait conforme à ses principes et n'a suscité en elle de cas de conscience pour accepter son mariage et son installation à Abu Dhabi. Ce sont les principes de l'islam, ceux-là même qui lui ont été inculqués depuis son enfance, qui constituent pour Alia autant de règles de vie. Cette attitude implique bien évidemment un respect total pour son mari et une acceptation inconditionnelle de ses convictions religieuses, aussi strictes soient-elles. Elle qui n'était pas voilée dans son pays natal a consenti à se couvrir entièrement avant de sortir dans la rue et à éviter de parler à un homme, ne fût-ce qu'au téléphone, à moins que cela ne soit vraiment nécessaire.
Apparemment, elle a accepté cette vie soumise à une religion qui a tout réglé pour elle, les heures de prières, la façon de s'habiller, les occasions de sortir. Au nom de l'islam, elle a épousé son beau-frère, musulman fervent, qui lui a imposé son interprétation stricte du Coran. En venant s'installer à Abu Dhabi, elle s'est éloignée de sa famille et a renoncé à ses études. Elle a réduit à néant toute chance de pouvoir exercer une activité qui lui aurait permis de se responsabiliser, de s'assumer, de s'épanouir vraiment. Toutes ces interrogations, tous ces doutes rendent attachante la personnalité d'Alia. Ils la rendent pathétique aussi, dans son souci de vouloir à tout prix donner l'apparence d'une femme heureuse, à l'aise dans un rôle qu'elle a accepté totalement, mais dont elle a parfois du mal à assumer le personnage. Au fond, cette jeune femme ne souhaite-t-elle pas ouvrir un peu les fenêtres de sa vie, comme elle voudrait le faire de celles de sa villa ?


            Si les premiers portraits de femmes issues du Maghreb historique me laissent chacun un goût d'inachevé, car ils ouvrent de nouvelles interrogations. Soraya, Sultana et Alia (dont les histoires pourraient se dérouler dans le Maghreb) nous font comprendre que le chemin à parcourir est long sur la route de la tolérance. Alors que les femmes des premières histoires  sont considérées comme des "alliées", dans les suivantes elles s'enferment ou choisissent de s'enfermer. Ce constat laisse supposer que le lien entre les premières histoires et les secondes soit tout simplement une question de statut social. Plus le statut social de l'homme est élevé, moins la condition de la femme est contraignante. Alors bien que le Coran ait apporté une amélioration significative à la condition féminine, son interprétation par les religieux, et son application par les hommes seraient aménagées selon le rang social ? On est loin de ce que l'on pourrait appeler un ancrage social pour les femmes !


            Il suffit d'observer un simple fait d'habillement comme le voile qui signe chez la femme son appartenance au monde musulman, pour en comprendre ses incohérences.
L'élément féminin dans les sociétés musulmanes, par son caractère caché, occulte, voilée, apparaît en filigrane (son honneur et sa dignité sont largement tributaires du comportement de ces femmes "sa femme, ses filles, ses sœurs, ses cousines). En effet, malgré les options modernistes des gouvernants, leur silence ou leur malaise dans le traitement de toute question concernant la femme signifie la complexité du problème et la multiplicité de ses incidences.


            Noria Allami observe que la femme semble détenir ou être garante de l'honneur de la nation, de la société ou tout simplement de la famille. Dès lors, son immobilisation ou son voilement devient une nécessité. Car dès qu'elle bouge, elle menace les valeurs ancestrales qui constituent le groupe. Pour comprendre le voilement, il va donc falloir "dénuder les fondations de la société". Il est présent dans la structure même de cette société endogame et tribale.


            Etymologiquement, le hidjab, en algérien, signifie le voile, autrement dit protection. Or, les protecteurs de la femme sont en premier lieu sa parenté mâle. Le premier voile de la femme est présent dans ce tissu serré constitué par le père, les oncles, les frères et les cousins. Il est présent dans ce lien mystique qui les unit les uns aux autres. Ils ont le même ancêtre, le même sang coule dans leurs veines, et ils luttent contre le même ennemi. Le voile est encore présent dans cette volonté antique de "vivre entre soi", sous la même tente, plus tard, sous le même toit, dans le même village et surtout : "garder les filles de la famille pour les garçons de la famille" : et ainsi, la boucle est bouclée et l'honneur est sauf. Il s'agit bien sûr de l'honneur des hommes qui serait atteint si l'on touche à la femme de leur groupe.


            Lorsque la femme algérienne se dévoile durant la guerre d'indépendance et participe au mouvement de libération, Noria Allami constate que plusieurs observateurs étrangers proclament son évolution fulgurante et considèrent le fait comme un acquis fondamental, un point de non-retour. Les mêmes personnes qui viennent retrouver l'Algérie libre sont surprises par ses efforts considérables sur le plan du développement national et ses résultats incontestables ; mais ils sont encore plus surpris par ce frein souterrain, insidieux qui se présente sous la forme des femmes encore voilées, dont le nombre s'est accrû dans certaines régions et dont le voile s'est fait plus austère sur certaines femmes.


            A ce sujet Rachida Titah fait des observations analogues. Elle constate un phénomène assez curieux qui sera perçu comme un signe de liberté conquise sur l'étranger, tout en étant un signe de libération du poids des traditions. En effet un des premiers actes libres dans l'Algérie indépendante fut le dévoilement des femmes. Le port du Haïk avait en somme vu glisser sa signification du domaine religieux au domaine politique. Alors qu'il préexistait à la colonisation, alors qu'il était signe d'appartenance à la communauté musulmane, il était devenu aussi, surtout, signe d'appartenance géopolitique, signe de résistance à la déculturation, à l'assimilation à la civilisation colonisatrice. Pour marquer la décolonisation, l'abandon du voile féminin va être un fait marquant dans l'histoire de l'Algérie libre, alors que les Algériens et Algériennes n'avaient jamais cédé aux tentatives de dévoilement des femmes, maintes fois renouvelées par l'ancienne puissance coloniale.


            Paradoxalement, le premier geste de libération de la colonisation des femmes sera leur «dévoilement». En fait, plus que de dévoilement, il s'agit plutôt de non-imposition du voile. Démarche révolutionnaire, certes, dans la projection des idées révolutionnaires qui ont guidé la lutte pour l'indépendance nationale puis les projets de modernisation de la société. A ce moment-là, précise Rachida Titah, un autre phénomène assez intéressant se révèle. Si, partout sur le sol national, sauf de rares exceptions, le port du haïk n'est plus imposé aux jeunes filles, si les jeunes femmes rangent leur voile presque majoritairement et surtout dans la capitale, les femmes d'un certain âge restent voilées. Comme s'il était tacitement admis que ces femmes-là n'étaient pas concernées par la modernisation, comme s'il était trop tard pour elles de participer à un renouvellement de la société. Pourtant, ces femmes avaient peu ou prou aidé à la libération de leur pays. Leur sort est donc réglé, elles porteront le voile jusqu'à leur mort, et seules échappent à ce destin les femmes d'Alger, du moins une grande partie des habitantes de la capitale.


            A partir de ce fait marquant dans la vie féminine algérienne qu'est l'abandon du voile, on pourrait déduire que la société nouvellement libérée a décidé une refonte d'elle-même. L'on s'attend donc à ce que le rôle de la femme au sein de cette société soit modifié, orienté vers la modernité. De fait, l'instruction devient obligatoire pour tous les enfants sans discrimination, et les filles vont entamer de longues études à tous les niveaux de scolarisation. De même, les jeunes filles et jeunes femmes pourront occuper des postes de travail jusque-là réservés aux hommes, et on les verra exercer notamment dans l'enseignement, l'administration, les services de santé. Aucune d'elles ne songerait à s'envelopper d'un voile pour se rendre à son lieu de travail, ni à fortiori l'y garder. Cependant, d'autres femmes, voilées celles-là, travaillent également, mais elles occupent des postes subalternes, soit dans les services de nettoyage des diverses institutions administratives, soit comme ouvrières non qualifiées dans les unités industrielles… Alors se produit, conclut Rachida Titah, un nouveau glissement de la signification du haïk ; celui-ci prend une connotation sociale, et il semble qu'une sombre fatalité lie le port du voile à une condition féminine inférieure, socialement dévalorisante. L'on voit donc émerger dans l'Algérie indépendante, selon, semble-t-il, un consensus tacite, deux catégories de femmes : Les non-voilées, donnant une image féminine moderne, dynamique, en tenue occidentale, et les voilées qui sont soit marginalisées du fait de leur âge, soit infériorisées du fait de leur condition sociale.
C'est encore cette contrariété chronique, nous dirait G. Tillion ; "Le vieux réflexe bédouin est toujours à l'œuvre. Nous sommes toujours dans la république des cousins, mais alors pour quand la république des citoyennes ?"


            Si dans ce mouvement d'affirmation de l'identité musulmane par des signes concrets évidents, la pression masculine est certaine, il ne faut pas pour autant négliger la démarche féminine. Elle est partie du même constat pour parvenir au même jugement. Le monde «moderniste» dont on avait attendu un «mieux-être» s'est révélé source d'illusions et de déceptions. Il a présenté l'inégalité comme inéluctable et a conduit à la désespérance. Aussi la réaction est-elle de rechercher ce «mieux-être» ou plutôt un «être mieux» dans une approche religieuse salvatrice. Par-là, on assure à la fois son salut moral ici-bas et son salut éternel dans l'au-delà. Le choix, pour beaucoup de femmes, est dans ces conditions tout tracé.


            De nombreuses femmes sont persuadées que le port du hidjab, sorte de tunique ample au long manteau, accompagné du litham, foulard couvrant la tête tout en enserrant le visage, permet de concilier deux impératifs. L'un, religieux, leur commande de se couvrir le corps, de le cacher aux regards masculins, selon la théorie du mouvement «islamiste» se réclamant d'une stricte orthodoxie. L'autre, d'ordre pratique, est commandé par les contingences du monde contemporain puisque les mouvements des bras et des mains sont libres. Alors que l'ancien haïk entravait les mouvements et supposait qu'à l'extérieur de la maison, les mains féminines n'avaient rien d'autre à faire qu'à tenir le voile bien serré autour de la tête et sous les bras. Effectivement, le hidjab permettant, du moins pour le moment, la présence de la femme dans l'espace public, dans le monde du travail, où elle côtoie l'homme, peut être considéré comme plus libérateur, moins contraignant que le haïk ; on y perdra toutefois une spécificité locale ancestrale, dont certains garderont longtemps la nostalgie.


            Le conditionnement d'origine masculine, renforcé par l'auto-conditionnement féminin, trouve donc son aboutissement concret dans le port d'une tenue spécifique. Mais le conditionnement peut aboutir encore plus loin. Au fil du temps, on voit le Hidjab de plus en plus remplacé par le jelbab, sorte de voile épais et noir, couvrant entièrement la femme, y compris le visage et les mains gantées de noir, signifiant par-là sa soustraction au monde. Cette nouvelle spécificité peut résulter d'une volonté masculine, elle peut être également l'aboutissement d'une démarche féminine. Dans cette forme de manifestation du «moi» face au regard de l'autre, la femme se prive volontairement et de la parole et du regard, dans un monde qui ne la concerne plus. Pour exceptionnel, ce modèle n'en projette pas moins une image féminine représentative d'un système, dont les contours ne sont pas encore bien définis pour tout le monde.


            Quelques fois atypique dans sa prise de pouvoir, bien souvent voilée, rarement dévoilée, la femme musulmane reste l'enjeu d'une stratégie au sens politique du terme. N'est-elle pas l'otage d'un pouvoir patriarcal issu d'une tribu héritière d'un droit coutumier. Les ouvertures qu'elle pratique dans sa recherche de liberté, ne sont que le fait du rang social de l'homme (le mari, le père, le frère). Dans ce cadre-là, l'acceptation du nouveau rôle de la femme, qui de génitrice et consommatrice doit devenir travailleuse productrice et citoyenne, est une nécessité que la société musulmane ne peut plus fuir.


            Je pense que le voilement comme le dévoilement sont profondément inscrits dans la structure de cette société. L'apparition de l'un ou de l'autre phénomène doit toujours être interprétée en fonction du contexte historique. Ainsi pour la fille, lorsque le voile apparaît dans sa vie, il n'est que l'aboutissement d'un long processus de nivellement et d'effacement de sa propre personnalité.


            Mais, sujet tabou, problème refoulé qui hante la société musulmane dans ses cauchemars quotidiens, conflits dont les manifestations névrotiques rendent intolérable la vie, le statut et le rôle de la femme restent aujourd'hui encore à définir. Et pourtant la situation de la femme est devenue tellement insoutenable qu'elle pose le problème du droit à la simple considération que peut exiger n'importe quel être humain ! Révélateur des ambiguïtés et des compromis sociaux, le refus de poser franchement, courageusement, le problème des femmes en terre musulmane, désigne à lui seul le refus d'opter définitivement pour un type précis de société. Parce que la femme est considérée comme la gardienne du foyer, donc de la tradition, l'importance secondaire qu'on accorde aux problèmes dits féminins, alors qu'ils réfèrent au fonctionnement de toute une société, nous montre que projet politico-religieux et fantasmes sociaux sont très largement imbriqués.


            Dans ce cadre-là, l'acceptation du nouveau rôle de la femme, qui de génitrice et consommatrice doit devenir travailleuse productrice et citoyenne aussi, est une nécessité que la société musulmane ne peut plus fuir.


            Aujourd'hui le Maghreb qui n'a pas encore eu le temps d'écrire la page de son histoire post-coloniale est fasciné par le modèle de développement du monde industrialisé. La femme en trompe-l'œil des sociétés ancestrales, essoufflée à paraître sans jamais parvenir à être, se perd dans le piège des conduites hystériques qui s'expriment : soit par un retour vers une religiosité, la faisant renouer, non sans risques, avec un passé périmé clos, soit par une révolte douloureuse faite de ruptures avec les autres et avec elle-même. Pourtant, l'Islam, religion de la foi dans la vie, de la tolérance, de l'équilibre et de la miséricorde, étend sa protection à tous ceux et celles qui l'ont reconnue et représente l'issue nouvelle à découvrir. Pour une femme aussi c'est par un lent chemin solitaire que se reconstruit sa propre image faisant accéder au dialogue avec l'autre et à la notion de responsabilité de sa propre vie devant Allah.
Les hommes lui ont imposés un parcours entre le voile et la tombe. Alors pouvons nous imaginer, un seul instant, que sur ce long chemin, elles puissent rencontrer au hasard de leurs épreuves la divine Isis. Face au miroir de la vie, qu’elles puissent rétablir leur propre image en se saisissant du voile d’Isis pour reconstruire ce qui est épart. Et si au bout de leur chemin une tombe doit les attendre, ne pourrait-elle pas être celle d’Hiram.
            Il appartient donc aussi à la franc-maçonnerie de réfléchir sur ses aspect endémiques et favoriser la réflexion de ses femmes et surtout de ses hommes dans la recherche d’une nouvelle voie dans l’esprit des libertés, de l’égalité et de la fraternité qui nous animent tous.


             "Allah en a décidé ainsi". Comme elles aiment à le dire : "Mektoub".


    
    Taslima Nasreen :     devenue gynécologue, elle découvre la grande détresse dans laquelle vivent les femmes de son pays (le Bangladesh). Elle décide d’en faire son combat et se lance dans l’écriture. Victime d’une « fatwa », elle vit en exil depuis 1994.
« Mon combat, c’est la défense des femmes plus que la dénonciation de l’islam. je dis simplement la vérité. Toutes les religions, christianisme compris, oppriment les femmes, les disent inférieures aux hommes. Mais la grande différence, c’est que l’Occident a instauré la laïcité, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, alors que dans la plupart des pays musulmans, la vie des femmes est régie par la Charia. Au nom de cette loi, elles doivent porter le voile, rester chez elles, elles peuvent être battues, lapidées à mort, leur mari a droit à la polygamie, le divorce leur est interdit… Au 21ième siècle, les musulmanes ne doivent plus être soumises à un loi archaïque instituée il y a des siècles. La laïcité doit s’imposer.


            Elles doivent comprendre que tant qu’elles vivront sous le joug de la religion et du patriarcat, elles n’auront pas de liberté. Allah n’est pas leur allié. La religion est une affaire d’hommes, ils interprètent les textes dans leur intérêt. Je conseille aux femmes de lire le Coran avec honnêteté et clairvoyance : elles n’y trouveront ni justice ni égalité des sexes. Elles doivent cesser de suivre ces règles qui les oppriment, et commencer à se battre. A chacune de trouver la manière de le faire. Ce n’est pas facile car il faut vaincre la peur, l’isolement, mais je suis persuadée que les femmes seront les actrices de leur libération, pour elles-mêmes peut-être, pour les générations suivantes sûrement ».

 

Jakin