Si la mythologie grecque se perpétue, c’est sans doute à cause de ses centaures, sphinx, gorgones, cyclope ou minotaure, de ces êtres hybrides dont le corps mêlent formes humaine et animale suivant la fantaisie des dieux. Anthropophages, ils sèment la terreur et seules la force intrépide ou plus souvent la ruse d’un Œdipe, d’un Ulysse ou d’un Thésée arrivent à triompher de ces monstres.
Malgré son double visage, Janus n’est pas une figure terrifiante ; il ne fait pas partie de la légende hellénique. Il n’a ni pattes de bouc ni queue de serpent. Bienveillant aux humains, il est un très ancien dieu de Rome. Son nom « Janus » correspond à la notion de passage.
Janus est donc le dieu des passages, le dieu des portes et il a deux têtes car tout passage suppose deux lieux, deux états, celui que l’on quitte et celui où l’on pénètre.
Janus n’est pas un monstre ; c’est un rébus, une énigme ou plutôt un objet transformé en figure humaine. C’est un seul dieu en deux moitiés-reflets – mais lequel est le reflet de l’autre ? – dont les boucles se mêlent pour ne former qu’un seul crâne. Ne nous y trompons pas, ce n’est pas la figuration de la double polarité bénéfique et maléfique, mais en dehors de tout jugement de valeur, plutôt celle de la dualité, ce double aspect du vivant qui suppose l’inconscient de l’autre côté du conscient, l’au-delà de soi de l’autre côté du soi… la porte, en somme, avec ses deux faces : celle qui donne vers l’extérieur et celle qui donne vers l’intérieur.
Si le nom de Janus renvoie à l’idée de passage, la figuration de Janus renvoie à la traduction humaine d’une porte vue comme on la voit quand elle est ouverte ou entrouverte en se penchant de part et d’autre de son battant.
Janus est une porte déguisée en visages humains.
Grâce à son double regard opposé, il peut contrôler les entrées et les sorties ; il voit en même temps l’Orient et l’Occident.
Mais ce n’est pas tout. S’il contrôle le passage dans l’espace, il le contrôle aussi dans le temps, dans la durée. Il ferme l’année écoulée et ouvre l’année nouvelle. Le mois de janvier (mois de Janus) lui est donc consacré.
Il est le dieu premier, celui qui préside à tous les commencements que ce soit dans le temps, dans l’espace, dans l’action, dans l’être, car il a même aussi son rôle dans la conception de l’embryon.
Janus est dieu des commencements, dieu de ce qui est « premier » dans le temps mais non dans l’importance.
Et pourtant le commencement n’est-il pas le moment le plus important, le plus créateur ? La genèse d’un destin, d’une histoire ?… « Au commencement »… ce sont les premiers mots de la Bible. Que se soit notre interrogation métaphysique sur le commencement de l’univers, notre propre commencement biologique ou le commencement de l’amour, de la peur, de la joie, du sommeil… que sais-je… nous sommes hantés par le mystère de ces moments clés dont nous n’avons pas la clé.
Et comment peut-on être le dieu des commencements sans être aussi le dieu des fins ? Car pour qu’il y ait commencement de quelque chose, il faut bien qu’il y ait fin d’autre chose, de ce qu’il y avait avant. Fin et commencement sont donc l’envers et l’endroit d’une même chose. Le double visage de Janus en est l’expression symbolique de la même façon que la porte qui marque la fin de l’extérieur et le commencement de l’intérieur ou l’inverse, suivant l’endroit où l’on se trouve.
Qu’il soit figuré par l’image bifrons ou par la porte, Janus exprime l’idée paradoxale et duelle de la fin/commencement.
Janus, dieu des commencements est aussi dieu des initiations. Commencement, en latin, se dit « initium » ce qui a donné en français « initiation ». Car l’initiation est bien le commencement, l’entrée dans un projet nouveau, dans une phase nouvelle de la vie. Elle est un processus d’apprentissage, de transfor-mation, plutôt que de formation, au terme duquel l’initié devrait se sentir révélé à lui-même et relié à une culture, à une tradition.
Il ne s’agit pas d’une formation cognitive ou technique mais d’une ré-orientation, d’une démarche qui, sans être religieuse, s’apparente à l’expérience du sacré. C’est pourquoi les initiations ont un caractère solennel s’accompagnant de rites qui marquent le passage. On passe une porte réelle mais aussi virtuelle qui même ailleurs ou autrement. L’initiation est une sorte de voyage mystérieux qui nous conduit à une métamorphose ; chrysalide, nous devenons papillon, le plus beau, le plus fort, le plus sage possible. L’initiation ne nous révèle rien si se n’est nous-mêmes. La lumière qui nous est donnée n’est autre que l’ouverture de nos yeux, de notre cœur, de notre esprit aux milles facettes de la vie.
Ma réflexion vagabonde bien au-delà du champ d’action de Janus et de ses attributions précises : porte, passage, commencement, initiations. J’en ferais bien aussi le protecteur des secrets car ce sont les portes qui enferment les secrets et, en s’ouvrant, les libèrent, les dévoilent.
Nous, Francs-Maçons, nous travaillons à « huis clos » (porte fermée) dans le secret. Notre secret n’est ni la chambre des horreurs de Barbe-Bleue, ni l’or et les pierres précieuses d’Ali Baba ; il serait plutôt d’ordre initiatique.
L’étrange est dans l’opposition des figures. Cependant, il n’est pas unique ; on trouve pareillement adossés des Hermès en Grèce ou des dieux africains. Tous induisent la même notion de dualité dans une seule figure. Une seule forme pour deux réalités, deux versions d’une même idée. Image de l’ambivalence, sans doute, mais aussi figure du temps (passé/avenir, vie/mort) ou figure de la double vue ou encore de la non communication, du refus de la rencontre. Ces visages opposés par la nuque suggèrent une frontière entre eux ; et s’ils se détachaient l’un de l’autre, chacun irait son chemin l’un vers l’Orient, l’autre vers l’Occident, mais seulement avec la moitié d’un crâne, la moitié d’un être. Ainsi, on peut imaginer le Nomade et le Sédentaire : l’un tourné vers le voyage, la découverte, l’errance ; l’autre installé dans le séjour qu’ont bâti ses aïeux, attaché à la terre, vivant au rythme sans surprise des saisons et des jours.
On peut aussi penser au Miroir qui double les choses, nous renvoie à nous-mêmes tout en troublant notre identité faisant de chacun l’autre de lui-même.
Enfin, comment ne pas avoir envie d’essayer de faire la lumière sur le patronage des portes solsticiales arraché à Janus au profit des deux saint Jean (l’Evangéliste et le Baptiste).
Ces quelques thèmes de réflexion ont émergé au gré de ma rêverie « Janusienne » ; souvent ils se recoupent et s’enchevêtrent. il m’a semblé qu’à bien des égards ils renvoyaient à la symbolique maçonnique, au Pavé Mosaïque, au voyage initiatique, à la porte du Temple et sans doute, à notre condition humaine de passager entre la vie et la mort.
Jakin