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Titre du blog : Les Black's Foot
Auteur : Jakin
Date de création : 03-09-2008
 
posté le 01-10-2008 à 07:17:24

A QUOI SERT LA PAROLE, QUAND ON A LE DROIT DE TOUT DIRE ?



    
    Un jeune homme alla trouver son Maître et lui dit : « Puis-je te parler ? ».
Le Maître lui répondit : « Reviens demain, nous parlerons ».
Le lendemain, se présentant à nouveau à lui, le jeune homme lui dit : « Puis-je te parler ? ».
Tout comme la veille, le Maître lui répondit : « Reviens demain, nous parlerons ».
« Hier, je suis venu » répondit déçu, le jeune homme, et je t’ai posé la même question. « Refuses-tu de me parler ? ».
« Depuis hier nous dialoguons » répondit en souriant le Maître, « Est-ce de notre faute si nous avons tous les deux de mauvaises oreilles ?… »

    Dans un article de Libération intitulé « La communication sans parole » Valère Novarina écrit : « La parole n’échange aucun sens mais ouvre un passage. De l’un à l’autre elle est notre passage à l’intérieur des mots… ». Il semble nous suggérer, comme cette parabole,  que notre ouverture d’esprit est à l’intérieur des mots que nous utilisons. Qu’avec eux nous sommes des passeurs et que notre façon d’échanger avec l’autre est un voyage qui nous permet de transmettre le secret de la parole. Il y aurait donc un passage secret entre nous dans l’échange parlé…

    Oui, mais si la parole ne se communique pas comme une matière marchande, comme une denrée, comme de l’argent, si elle se transforme, qu’elle passe et se donne, elle est donc vivante de l’un à l’autre. Serait-ce là le secret ! Une parole qui passe entre nous et se transforme de nous avoir traversés ?

    C’est donc le don de parler qui se transmet. Le don de parler que nous avons reçu et qui doit être donné. Le don d’ouvrir par notre bouche un passage dans la matière au fond de nous-même.

    Parler est l’aventure de nous dire aux uns les autres ce qui peut être dit. Très précisément chaque mot désigne l’inconnu. Le silence le plus profond est une parole de même que l’immobilité vraie, un mouvement…

    Grillot de Givry, alchimiste, disciple d’Hermès, dans son ouvrage « le Grand Œuvre » écrivait à ce sujet que le vrai mystère n’est ni ténébreux, ni voilé, mais une lumière extrême jetée sur soi. Et plus loin il écrit encore : Toute notre vue est parlée. C’est un autre monde que nous verrions si nous avions d’autres mots. Tout le visible est un renouvellement perpétuel de paroles… ».

    Alors à quoi peut bien servir la parole, quand on à le droit de tout dire ?

    Le droit de tout dire ? Quelle chance ! Ai-je pensé de prime abord. Mais pas pour longtemps.

    La parole libre est la compagne de tant de combats, de tant d’enfers, vécus aujourd’hui et partout par d’innombrables frères humains. Mon esprit est trop hanté par les cachots où croupissent ceux qui ont eu le courage de parler, il frémit en pensant à la terre anonyme et froide recouvrant ceux qui on eu le courage de ne pas parler.

    « Un mot n’est-il pas dit ? Et c’est toute la vie d’un homme qui chavire » dira Jean-Pierre Chabrol dans son livre « Les aveux du silence ». Alors tout dire, le droit de tout dire, certes, mais à quel prix ?…

    Je me souvient que pendant mes études d’ethnologie, je parcourais sans cesse la grève sur la petit côte du Sénégal, entre Ndayane et Pointe Sarène à la recherche des pêcheurs Lébous. Chaque fois que je rencontrait un équipage, je posait beaucoup de questions, et n’obtenait que peux de réponse. Alors un soir découragé, Je me plaignit à mon guide-interprète de ce silence compromettant mon mémoire. J’obtint la réponse plusieurs jours après par un griot Malinké traversant le village…

    « Tu sait mon Frère Toubab, le chef du village comprend ton impatience, mais donne du temps au temps, suis la tradition des anciens, apprend et comprend en les regardant faire, si la tradition orale caractérise notre civilisation, la parole ne se donne qu’en confiance. Pour que tu saisisse, je vais te raconter une fable cruelle qui se colporte encore aujourd’hui… »

    « Un villageois rentrait, le soir, chez lui en longeant la plage. Tout à coup, il aperçut une forme étrange au bord de l’eau. Il s’approche. C’était un crâne, un crâne humain.
- Crâne, qui t’a mené là ? Demande-t-il pensivement.
 
Sa surprise fut grande quand il entendit le crâne répondre : C’est la parole qui m’a mené là, mon frère.

Très intrigué, il pose à nouveau la question, et la même réponse lui fut faite.

De retour au village, il appela tous les habitants et les fit asseoir. Quand l’assistance fut calme, il interrogea le crâne, et celui-ci, encore une fois, fit la même réponse.

Rapidement, la nouvelle alimenta les conversations partout dans le pays et le roi lui-même entendit parler de ce prodige. Il fit donc quérir le villageois qui se mit en route aussitôt, le crâne à la main. En chemin, celui-ci n’était pas avare de démonstrations et les gens qu’il croisait purent écouter, tout à loisir, l’ »incroyable dialogue.

Parvenu devant le roi, l’homme posa le crâne au pied du trône et interrogea : Crâne qui t’a mené là ?

Mais aucune réponse ne se fit entendre. Il reposa la question, mais le crâne, obstinément, restait muet, et persistait dans son silence malgré les insistantes pressions de l’assistance.

Le roi, furieux d’avoir été dérangé pour rien et craignant d’être jugé comme un naïf à la crédulité infantile et souhaitant surtout couper court aux quolibets de ses sujets, fit un signe à l’un de ses sicaires qui, d’un coup de sabre, décapita le pauvre villageois. Et pour bien le punir de son outrecuidance, sa dépouille fut jetée à la mer, sans autre forme de funérailles.

Des mois plus tard, la marée ramena le crâne de l’homme vers un autre rivage.
Un villageois s’en approcha, le prit dans ses mains, et lui demanda : Crâne qui t’a mené là ?
- C’est la parole qui m’a mené là, mon frère…

    Nous tous qui tenons à notre tête, comprenons, à l’écoute de cette fable, la valeur du silence qui nous est imposé durant une longue période dans ce Temple où nous avons librement choisi d’y entrer. Nous assistons muets, depuis notre colonne du Nord, aux échanges de ceux qui manient la parole en toute liberté certes, mais selon des règles et des rites qui en dessinent les limites, les usages et les formes. Cette liberté de parole semble donc plus conditionnelle que totale, mais nous observons, tenue après tenue, que ces règles, loin de limiter le Verbe, en garantissent au contraire l’expression, et c’est sans doute sur ce point que porte toute réflexion sur la parole libre. « Au fond, si je me donne des règles c’est pour être totalement libre… » disait Georges Pérec, puisque la parole, comme toute forme d’expression, «…vit de contraintes et meurt de liberté » précisa Léonard de Vinci.

    Soit, me direz-vous, mais dans le monde où nous vivons le quotidien, ces règles n’ont pas cours. On y entend tout, et tout peut être dit.

    Précisons d’abord que la Loi républicaine, pourtant, ne l’entend pas exactement de cette oreille. Elle condamne le mensonge, la diffamation et se montre d’une rigueur sans faille envers ceux qui colportent des thèses expressément racistes ou réinventent l’histoire en niant la réalité. Tout ne peut donc pas être dit ?

    Mais loin des prétoires et des lieux très éclairés connus de quelques uns, la parole serait-elle libre et l’expression sans entrave ?

    Qui, ici, pourrait citer un lieu, un lieu public, où tout peut être dit librement ?

    N’y a-t-il pas une opposition irréductible entre la parole et la liberté, dès lors que prendre la parole, c’est se livrer ? Et se livrer, n’est-ce pas justement renoncer, en partie pour le moins, au plein exercice de sa liberté ?

    Pourtant, partout où la liberté est menacée, la parole est muselée, et le combat pour la reprendre a un coût, celui de la vie souvent. J’y entrevoie un paradoxe qui a cheminé près de moi une partie de ma vie de profane. Je ne suis libre qu’en livrant une partie de mon être par l’expression de ma parole, et cette part de moi qui va vers l’autre ne me laisse libre que si ma parole est assez forte ensuite pour la défendre.

    Issue d’une famille napolitaine, durant les premières années de ma vie, je n’avais pas beaucoup la parole. « Les enfants ne parlent pas à table », m’assénait-on régulièrement lors de chaque repas, avec une insistance plus grande lorsqu’il y avait des invités. Les principes de la famille catholique dans laquelle j’ai été élevé avec beaucoup d’amour et d’attention, ne permettait pas d’enfreindre la règle qui ressemblait déjà au silence de l’Apprenti.

    « Si la parole était d’argent et le silence d’or, le cri du cœur serait un diamant multicolore » écrira un jour Jacques Prévert. Soit, mais les mises en garde étaient nombreuses : « Il y a des choses qui ne se disent pas » me martelait-on.
 
    Avec le temps, beaucoup de temps, je parvins à dire ces mêmes choses, mais avec d’autres mots, plus habiles sans doute, et si l’injonction parentale édictée plus haut ne sanctionnait plus mon discours, c’était le signe que j’avais pris un peu de pouvoir sur le langage, faisant progressivement de celui-ci un allié au service de ma pensés, plus apte à l’expression de moi-même que le discours rugueux et prosaïque de mes premières surprises ou indignations spontanées.

    Ensuite, lentement, j’appris, comme tous, que le langage permettait, non pas d’exprimer sa pensée, mais de la déguiser. Honnêtement je reconnaît en avoir usé et abusé pendant mon parcours de militant comme s’il s’agissait de me libérer d’une frustration infantile de cette parole.

    Aujourd’hui je sais mieux le mot qui touche, celui qui fâche, celui qui crée le doute, le désordre ou l’angoisse. Je sais le regard qui fait dire aux mots tout autre chose. Je sais la petite musique qui fait s’envoler les paroles, et je sais le silence qui les aide à prendre racine. Plus je connais les règles, et plus je suis libre. Et plus je maîtrise l’outil, plus il m’est loisible d’approcher le sincère qui est en moi pour le faire cheminer vers l’autre, mais de l’approcher seulement car on n’a jamais le mot. On le sent, il est là, tout près, mais toujours un peu au-dessus ou un peu au-dessous, rarement juste et parfait.

    Apprendre à cerner la sincérité, c’est aussi apprendre à domestiquer le mensonge. En parole comme en actes, l’expert excelle sur tous les plans et sa science sans conscience peut ruiner la parole comme elle le fait de l’âme.

    Enfin il y a les sentiments, puisqu’il y a l’autre. celui sans qui le langage n’aurait pas lieu d’être. Il y a ce lien que chacun d’entre nous a tissé patiemment depuis l’enfance, cette chaîne de mots qui nous lie avec nos Sœurs et nos Frères et qui joue ses variations sur tous les thèmes : amitié, amour, intérêt, indifférence ou haine. Il y a des mots qui guérissent, d’autres qui blessent, d’autres qui tuent…

    Alors, comment le débutant peut-il trouver les mots qui se marient avec les battement du cœur. L’amour est une région de l’âme où le silence de l’Apprenti s’impose de lui-même, parce qu’au fond, il sait que les mots peuvent le précipiter vers l’enfer ou le paradis avec la même candeur.

    L’Initié, lui sait que la pensée est un fluide qui se répand, forme et transforme. C’est pourquoi dans le Temple, il purifie les intentions de son cœur, pour que le bien seul oriente sa parole…

    La liberté de tout dire, oui ! Mais, en la présence de l’autre. tout dire !, mais dans le respect de l’autre avec amour et amitié…

    « Seul le silence est grand, Tout le reste est faiblesse » a dit Alfred de Vigny dans son poème la mort du Loup…

     « Les Armes et les mots, c’est pareil, ça tue pareil » chantera plus tard  Léo Ferré…

    A quoi sert la Parole, quand on a le droit de tout dire ? A dire le Silence, mes Sœurs et mes Frères !…
 
 
Jakin    
 
 
 
 

Commentaires

lejardindhelene le 01-10-2008 à 08:28:59
Superbe article...Les mots tuent...Mais le silence aussi parfois...

Bonne journée

Hélène