Titre du blog : Les Black's Foot
Auteur : Jakin
Date de création : 03-09-2008
posté le 06-05-2010 à 08:00:09
J'AI VOYAGE AVEC CORTO MALTAISE
J’ai voyagé avec Corto Maltese est en fait le premier tracé de Voyage vers une folie raisonnable. Ma planche du mois d’octobre dernier que j’ai burinée d’un seul morceau, pendant une nuit en noir et blanc.
Car, voyez-vous mes SS... et mes FF..., le seul privilège que me confère mon âge, c’est de ralentir le pas sur le chemin et ainsi je peux m’asseoir sur le rebord du monde comme je m’assoie sur le rebord d’un cœur, de mon cœur pour regarder dans le caniveau ruisseler le filet d’eau dans lequel se reflète une lune fine, mais bien souvent mes démons.
Quand les douze coups de Minuit raisonnent dans ma tête, et que la nuit adoucie les ombres, je descends le long du fils à plomb, car je sais que c’est au fond que ce trouve la vérité. Une verticale me sert de marge et une horizontale guide mes mots.
Ma vue se trouble. Sur le sable des dunes les lignes ondulent imperceptiblement. Ombres feutrées dans la lumière, les mots s’avancent dans le silence de la page blanche. La plume crisse. Les lettres glissent sur la feuille lisse. Elles manquent de tomber à chaque pas, pour chaque son, dans les combes sombres de la marge, en paroles informulées. L’espace d’un instant, la caravane qui passe laisse sa trace de sens dans le désert de mes pensées. La longue procession des phrases porte son fardeau de mots. Nomade, le verbe m’entraîne avec lui dans les voyages de l’esprit. Je porte parole. Alors commence l’aventure : le voyage intérieur…
Aussi loin que remonte ma mémoire j’ai toujours le souvenir du voyage. Dès les premières années de ma naissance, dans les bras de ma mère, j’ai traversé plusieurs fois la Méditerranée. Je n’avais pas plus de quatre ans.
J’ai gardé le souvenir de magnifiques paquebots franchissant la mer, parfois tumultueuse et toujours agité au passage du Golfe du Lyon.
Du « Président Cazalès », au « Ville de Marseille », du « Ville de Tunis » à « l’El Djezaïr », ces bateaux de croisières évoquaient des images bordées d’or, de paillettes et de miroirs. Il me revient en mémoire des ambiances surannées des salles à manger somptueuses, avec une multitude de verres et de couverts, qui intimidaient l’enfant modeste que j’étais.
J’ai gardé du voyage, comme Corto Maltese, cette impression de déchirement que l’on ressent lorsqu’on quitte sa terre natale et cette euphorie jubilatoire qui vous envahie à l’approche de l’aventure et de la découverte des autres. Ces moments bien particuliers qui oscillent entre angoisse et plaisir sont restés imprimés profondément en moi. Aujourd’hui encore, avant chaque départ, je restitue involontairement ces mêmes sensations.
J’ai acquis le goût du voyage, mais c’est bien plus tard que l'appétence de la découverte me fut transmise. Pendant les cours d’histoire et de géographie notre Maître d’école était tellement passionné qu’il nous faisait vivre la conquête des Gaules, la civilisation Egyptienne ou l’Empire Romain avec force d’anecdotes, de gravures et de cartes comme aujourd’hui on programmerait un feuilleton télévisé. J’attendais avec impatience la semaine suivante pour découvrir la suite de ces extraordinaires aventures.
Mais on ne devient pas voyageur. On naît ce que l'on est et réciproquement. Ou bien, au pire, on devient ce que l'on est. Me retrouver seul au soir tombant, avec un cigare et un livre de poésie, après une étape harassante, devant un coucher de soleil, allongé dans un hamac que j'aurais tendu entre les deux branches d'un bel arbre accueillant. Belle position pour méditer sur le bonheur d'être sur le chemin et dans l'immense beauté du monde.
Le Tibet pour les lumières, la Russie pour la perspective des chemins s'enfonçant dans les plaines, la savane africaine pour les plus beaux matins du monde, le Moyen Orient pour les déserts à couper le souffle, l’Amérique du sud pour les grands espaces, et la terre de feu pour l’alchimie de la glace…
Le plus beau Paysage que j'ai vu c'était un paysage que j'avais longtemps attendu, désiré et que j'avais lutté pour atteindre. Lhassa, entrevu au soir tombant du haut d'un col après des heures de marche. Ou les eaux du Baïkal que j'avais tant envie de connaître. Ou même le sommet de la Sainte Victoire après une escalade homérique pour ne pas parler de la Sainte Baume. Je pense qu'un paysage est une toile sur laquelle nous projetons des faisceaux intérieurs, nous le reconnaissons parce que nous le désirons et soudain le voilà qui s'offre. Et le fait de l'avoir enfin, là, sous ses pieds, veut dire qu'on est parvenu au bout du chemin qu'on est venu à bout de tous ces kilomètres difficiles. Un paysage c'est comme une cerise sur le gâteau de l'effort.
Mais je suis insatisfait. Parce que j'ai le sentiment que le temps va trop vite et lorsque je voyage, il me semble qu'il ralentit un peu. Parce que lorsque le paysage défile sous mes pieds ou sous mes yeux, soudain j'ai l'impression de faire l'unité en moi. Parce que comment faire autrement si l'on veut essayer de vivre plusieurs vies.
Vous connaissez la réponse de Cendrars à cette question ? Il disait "parce que !"
Ce qui n'est pas totalement idiot comme réponse, cela veut dire qu'il n'y a pas de raisons. Il y a un appel. L'appel de la route. Et lorsque j’entends cet appel, je ne m'embarrasse pas de savoir pourquoi, j’y réponds, je pars…
Et c’est au bout d’un de ses voyages, au sud-est de Madagascar, dans la petite ville de Tuléar, que j’ai rencontré pour la première fois Corto Maltese. Il était là dessiné sur le mur de la terrasse d’un vieux troquet, ses yeux noirs tournés vers le rivage, scrutant la ligne d’horizon, à la recherche hypothétique d’un nouveau départ.
Cette image figée que me renvoyait le Mur-Miroir me déstabilisa. Comment ce personnage, ce cherchant, ce voyageur et cet initié qui se trouvait la en déshérence sur un mur face à l’océan pouvait-il afficher par ses traits réguliers une authentique sérénité.
Pourquoi ce héros, auquel je venais de m’identifier, me renvoyait l’ineffable sensation que mes voyages entretenaient une fuite. Une fuite insidieuse, qui ne veut pas dire son nom. Celle que l’on construit jour après jour dans sa vie d’homme. La réalité du déraciné qui cherche sans cesse sa terre, son toit, la femme et ses nuits d’enfer.
Une fuite que l’on programme chaque fois sur le quai d’un port, d’une gare ou d’un aéroport pour découvrir un ailleurs, un autre, un autre soi-même. Corto Maltese me dit qu’en embarquant sur un nouveau vaisseau, chaque homme d’équipage courbe le dos sous le poids d’une histoire particulière.
Le premier sait qu’une mer au subit aspect de plomb annonce l’arrivée imminente du cyclone. Le deuxième se souvient de son côté, que la résistance de la chaîne d’ancre se résout à celle du plus faible de ses maillons. Les autres marins connaissent des secrets différents. Seul, chacun d’entre ces derniers se trouve instruit d’un peu. La mise en commun, le partage de leurs compétences permet cependant d’enrichir l’acquit de chacun pour le bien de tous. Elle crée l’expérience. Surtout, elle fait avancer la nef. Chacun de ces marins constitue une partie du bâtiment et en même temps tout le navire.
S’exprime alors quelque chose d’extraordinaire : de la rencontre de tous et de la volonté de chacun résulte l’équipage en son ordre, en ses règles, en sa fraternité.
Qu’est-ce qu’un processus initiatique, sinon cette dynamique, singulière et plurielle à la fois, qui permet à celui qui navigue de devenir, hors de l’espace et du temps, acteur et spectateur de lui-même ? Qu’est-ce, sinon cet élan qui projette un marin à la poursuite de son propre être pour trouver, au-delà de son image, celle de l’autre en toutes ses différences ?
Mais pour moi ce port représente tout ce que rejette, même s’il le cache, cet esprit déjà nomade de celui qui se trouve dans l’attente du grand départ. Il fait partie de mon âme. Derrière la première jetée, l’avant port devient celui de l’être, région de la conscience personnelle qui demande à s’éveiller.
Je suis en partance, entre deux mondes. Entre signifiant et signifié, conscient et inconscient, terre et ciel, réalité ou rêve, le voyageur que je suis se contente mal d’un seul univers, d’un unique domaine d’action. Je tremble d’un désir d’un monde inconnu où je verrai monter du fond de l’horizon, des étoiles nouvelles.
Alors d’un geste mesuré, je tourne l’infernal sablier, pour que les grains de sables s’écoulent une nouvelle fois et que tout recommence. J’abandonne, le port, la gare ou l’aéroport pour une nouvelle rive. Mais partir est empreint d’une nuance de soudaineté, de brusquerie, peut-être même de brutalité.
Le terme marque la rupture, avec tout ce qu’elle a de définitif ou à tout le moins, d’irrémédiable. Mais je traverse le miroir. J’avance un pied comme l’homme de Giacometti pour m’inscrire dans le temps. Cette étroite forme élancée, porteuse d’une force irrésistible d’avancement inscrit l’urgence de ma démarche. Il me faut partir.
Corto Maltese me renvoie aussi sans détour à Pandora son héroïne, cette femme que je recherche sans cesse dans le voyage des corps, voyage d’une nuit, d’une halte au port ou d’un voyage au long court. Nietzsche faisait remarquer à juste titre que l’on ne sent pas à quel point nous sommes profondément inconnus et étrangers à nous-même.
Alors là aussi il y a fuite. De corps en corps ou de corps à corps, mon corps se construit, se façonne à travers mon rapport à l’autre. A la découverte de l’autre, mais surtout dans la découverte de moi-même, je ne puis y échapper, je suis contraint de subir mes passions, la marque de la culture de mon corps. Mes gestes, mes mots, mes humeurs, mes attitudes, sont le reflet de ce besoin de découvrir. Ai-je besoin de reliance pour ne pas rejeter la déliance qui habite mon corps.
Alain Pozarnik y voit un centre corporel, un centre des sentiments et un centre de l’esprit. Il nous fait disparaître le centre sexuel, nous privant ainsi de croyances, de superstitions, de sensations et de perceptions. Il ne nous reste que le silence de la Connaissance ou les yeux pour pleurer !
Je suis donc plutôt les enseignements de Michel Foucault qui percevait dans le corps un nomadisme, comme une errance du corps profane. Le corps est fait pour être consommé et même consumé disait-il.
Le désir de toucher l’autre est là, on peut se toucher, reconnaître l’autre que « moi » et « la » rencontrer physiquement en y engageant le corps, mais on se demande si on a le droit de le faire, comme si l’amour était un acte corporel non naturel.
Alors encore une fois, d’un geste mesuré, je tourne l’infernal sablier, pour que les grains de sables s’écoulent une nouvelle fois et que tout recommence. J’abandonne la femme, pour retrouver la chimère, celle qui me résiste. Celle qui comme une Vénus Aphrodite arrive sur la vague et m’apparaît étrangement pâle comme dans l’œuvre de Sandro Botticelli. La femme au regard étonnamment triste même quand elle sourit. Ces cheveux paraissent autant d’ondes, mais aussi autant de serpents qui enserrent son cou. Elle est née de la mer et sa sensualité me conduit vers un nouveau voyage. Même si c’est au bout de l’enfer, il me faut partir.
Dans le voyage avec Corto Maltese, il y a aussi la nuit. Mais pas la nuit synonyme de danger, celle qui fait peur. Non ! Plutôt, celle qui m’enveloppe comme un ombre porté sur les murs de la ville. Celle ou chaque pas qui résonnent dans le silence de la rue me livre une mélodie en noir et blanc. Ces nuits que j’aime retrouver dans mes voyages entre deux ports, entre deux gares. Ces nuits ou la femme n’est pas loin ou sa couche m’a laissé comme une évanescence pour m’encourager à revenir. Ces nuits ou au bord du chemin brille une lumière qui me rassure. Ces nuits ou les étoiles dans le ciel me rappellent qu’elles brillent pour moi. Ces nuits ou enfin je peux dialoguer avec la Lune sans risquer la folie.
C’est aussi un voyage que j’aime accomplir dans les moments de doute. Seul dans la nuit d’un geste mesuré, je tourne l’infernal sablier, pour que les grains de sables s’écoulent une nouvelle fois et que tout recommence. Je Voyage au bout de la nuit, je voyage au bout du renoncement, parfois je voyage au bout du bout. Mais quand l’heure est venue et que pointe à l’horizon les premières lueurs du jour, quand le coq bienveillant va lancer son cri d’amour, alors je sais que j’ai accompli le voyage.
Toujours entre deux, entre partir et revenir, entre intérieur et extérieur, entre soleil et lune, entre passion et déchirement. Il me faut maintenant envisager de rentrer parce que ce n’est pas sur le quai d’un port, d’une gare ou d’un aéroport que je vais trouver la sérénité. Il faut que j’entreprenne le voyage de l’impossible, celui ou l’on revient plein d’usages et raison, vivre le reste de son âge avec ceux que l’on aime. Aujourd’hui avec abnégation je constate que je n’en suis pas encore capable.
Alors j’invoque et je me cache derrières mes Souvenirs. Le souvenir… ce qu’il en reste lorsque le voyage est achevé, que la dernière page est refermée, que le rythme du temps a repris son cours…
les voix inventées des personnages se sont tues, le son imaginé du vent et de la mer ne siffle plus qu’une petite musique salée dans ma mémoire.
Ce qui demeure d’une lecture de Corto Maltese est magique. Un souvenir en cinémascope, brossé à grand trait nerveux, ombré de larges aplats d’encre de chine qui sculptent ce qu’abandonne la lumière.
Cette lumière justement, seulement blanche, de la couleur du papier. Omniprésente même au cœur de la nuit la plus profonde ou des brumes les plus épaisses.
Car le héros, ce double que je côtoie, cet alchimiste errant qu’aucune quête ne satisfera, progresse dans l’aventure, pareil au chevalier. Il porte en lui la Lumière d’une lointaine initiation et poursuit inlassablement sa route. Il va même las, même désabusé. Et, puisque c’est moi, Je m’abandonne parfois au cynisme, ma dernière béquille de pèlerin. Je pousse encore la porte de la Lune friponne.
Ce soir, je frappe à la porte du Temple, car le Temple est ma Maison. Je rentre de voyage, du voyage intérieur. Je range soigneusement ma Verticale et mon Horizontale, j’enroule le fil à plomb puis J’y dépose mon sac à dos, ma valise ou une grande malle. Le contenant est chargé de souvenirs utiles ou inutiles, peut importe. Mais je vais avoir envie encore une fois, de les partager entre la Cave et le Grenier pour continuer à voyager à l’intérieur même de la Maison.
Une tempête d’images lève et enfle dans ma tête en paroles informées. Elle soulève le sable des dunes dont les lignes ondulent imperceptiblement. La traversée du texte s’achève, la caravane s’achemine vers le terme de son voyage. Il est temps de se mettre à l’abri d’une citadelle, dans le refuge d’un livre. Le camp approche. Il faut rentrer. La fenêtre des yeux ferme le ventail aux pensées. Voilà j’ai fermé le livre. J’y ai enfermé mes mots et avec les mots, j’ai refermé mes pensées. Alors mon verbe, qui était au commencement, a trouvé son terme. Le terme de la fin. Et le silence a repris tous les mots de ma vie…
Car je suis arrivé à un âge ou je peux me retourner courageusement et accomplir le voyage à l’envers pour découvrir tout ce que je n’ai pas compris la première fois… Alors mes SS... et mes FF... lorsque vous me croiserez dorénavant sur le chemin, ramenez-moi vers un port, une gare, vers une nuit sans fin ou vers la dernière femme qui hante mes jours, mais ramenez-moi surtout au début du chemin pour que je puisse détruire cet infernal sablier et commencer enfin mon dernier voyage…
Jakin,
Commentaires
Un texte superbe !! Durireauxlarmes.
Bonsoir, merci de m'avoir apporté la " lumière ", l'explication est très claire, maintenant j'ai compris. Pourtant, j'aurais du le savoir, le père de mes enfants faisait parti d'une loge mais à cette époque, on ne parlait pas, on ne se découvrait pas... Parfois, je me suis interrogée sur la loge féminine et après réflecxion, c'était non. Ma sagesse n'était pas assez grande pour accepter les processus initiatique, les règlements ou rituels. Je me contente mal, aussi, d'un
seul univers...Ce texte est un belle leçon de philosophie que j'ai relu plusieurs fois pour m'aider à comprendre ce désir que j'ai aussi et aurai jusqu'à ma dernière lumière, sans cesse d'être ailleurs, ce désir de fuite mais pas pour les mêmes raisons que le personnage de ce texte, celle de la découverte des autres, non, ce serait plutôt le contraire, plus pour oublier la réalité des autres que je n'ai jamais accepter et oublié... et encore maintenant. Très bon weekend.
Ps : encore une question, pourquoi ce petit personnage derrière des barreaux, comme signature !... ?
en parfait accord avec ta démarche
bonsoir Armand,
je viens de lire ton magnifique texte, c'est une merveille. Je te remercie du fond du coeur pour cette beauté d'écriture, je voyageais avec toi.
Tu fais un grand travail de recherche intérieur et extérieur. Bonne continuation Jakin.
Passe une bonne nuit de sommeil.
Gros bisou
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Bonsoir, quel formidable texte. Magie des mots, de la vie, de la poésie. bref, ce que j'aime. Mais moi, je vous ferais passer : "De l'ombre dans la lumière"... Et pas le contraire...c'est ma logique, Je ne suis pas initiée.
kikou viens de rentrer du travail je te souhaite un très bon après-midi gros bizzzous
voyage initiatique dans tous les sens du terme...
Ce texte est une merveille... Il me parle, tout comme Corto Maltèse...et ces sentiments que j'ai ressentis aussi à chaque fois que j'ai pu découvrir ailleurs...Cette impression que le temps s'y ralentissait, cette sensation devant certains paysages de faire l'unité en moi...Et tout ce qu'il y a derrière Corto...Oui c'est exactement çà...Tant de sérénité apparente et en fait d'insaisissable...où le besoin perpétuel de la découverte des autres, la fuite ? est peut-être aussi la façon d'éviter la rencontre avec un seul : soi... Car si l'on s'emmène avec soi, on y pèse aussi ,un instant ,moins lourd...
Belle journée Jakin