Pourquoi ai-je choisi le mythe de Don Juan ?
Tous simplement Parce que c'est l'un des profils génériques les plus riches qui soient parmi les mythes universels ; Don Juan, c'est vous, c'est moi, c'est nous. Qui n'a pas souhaité être Don Juan ? Qui n'a pas voulu lui ressembler, à l'âge du désir ? Qui n'a pas rêvé de l'imiter ?
Quand Prosper Mérimée immortalise dans les âmes du purgatoire son Don Juan, celui-ci assiste à sa propre mort. Il Stigmatise ainsi le Rituel de l'éveil que les sociétés initiatiques transmettent pour révéler l'Etre. Il le conduit à une prise de conscience de la valeur de sa vie et des valeurs de sens qu'elle porte. Cette épreuve n'est telle pas celle de l'Exaltation ?
Si le chemin de cette vie aboutit au GADLU, il y a donc une issue.
En premier lieu, il y a ceux que guide leur plaisir, qui naviguent avec agrément sans se préoccuper du temps. Ils mènent leur barque, insoucieux, jusqu'à ce qu'elle coule.
Et puis il y a ceux qui veulent prendre le large, mais que repoussent les éléments, les évènements, mais aussi les gens. Ils reviennent au port, dépités avant de reprendre la route pour d'autres directions, vers d'autres rivages.
Enfin il y a ceux qui aiment la mer, qui la connaissent et qui l'épousent : elle est leur vie, avec ses joies et ses peines. Ils ont pris un cap, ils le suivent, quoi qu'il advienne, jusqu'au bout.
Donc, il y a ceux que la vie guide, et il y a ceux qui guident leur vie. Il y a ceux qui sont maîtres de leur destin, et ceux dont le destin est maître. Ceux qui font ce qu'ils veulent, et ceux qui font ce qu'ils peuvent. A chacun sa vie.
C'est sur cette archétype que se construit le mythe de Don Juan. Car le Don Juan du mythe est un homme qui vit pour ses sens, dans le monde présent. Il ne transcende pas.
Mais peut-on vivre sans transcendance ? Non. Car si la transcendance ne fait pas toute l'existence, toute existence ne peut s'abstraire de transcendance.
On a tous besoin d'exemples pour se réaliser. Les mythes tracent des archétypes. Structure notre imaginaire autant que notre organisation sociale, ils façonnent notre manière de penser et notre façon de vivre.
Si Don Juan est sans conteste le plus admiré des modèles de personnalités, c'est parce qu'il est l'exemple du battant, du dominant, de l'homme qui exerce son pouvoir pour soi, contre les autres. Il devient, par son histoire, le contre-pouvoir, le contre-mythe, le contre-symbole, en un mot le contre-modèle des mythes, des symboles, des pouvoirs et des modèles que la société valorise, et qu'il réfute. Et c'est en cela qu'il nous intéresse nous FM ; car pour que l'ordre puisse renaître, il faut d'abord que le désordre arrive à son comble. "Ordo ab Cahot" - "Ordo Vaco Imperium" ?
Don Juan est en phase avec le temps, mais aussi en avance sur son temps ! Il refuse la vision que le "Créationnisme" a imposée pendant des millénaires, pour un "Evolutionnisme" qui n'est pas encore. Il propose sa genèse d'homme à la "Genège" de Dieux. C'est un être du changement. Il annonce sa rupture avec les modèles du passé, dont il diffère, parce qu'il est différent, justement ! Il appelle un Darwin qui tarde, il le précède et l'annonce.
Parodiant Kant, pour qui "tout ce qui est conçu par l'esprit a d'abord été perçu par les sens", Le Don Juan de Zorrilla oppose son "moi et mes sens". Il trouve son écho chez l'exégète de Zarathoustra : "Mon moi m'a enseigné une nouvelle fierté, je l'enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la terre !".
Pour Ribot, Don Juan serait un être doué d'une singulière énergie. Il répondrait ainsi à l'impérieux besoin de la dépenser. il réagirait aux événements en se laissant aller à ses pulsions.
Pour Lombroso, la primauté de son instinct le prédisposerait à être un criminel impulsif.
Dans la classification des "types psychologiques" d'Heymans, il serait probablement un sanguin.
Méchant, cruel, rusé, actif, spontané, sanguin, son portrait commence à se dessiner.
C'est en inversant les valeurs de la société que Don Juan s'efforce de se valoriser. Il les renverse, il met notre monde à l'envers, il montre son décor, le décorum.
Don Juan va donc à contre sens. C'est un asocial. Il inverse le sens ordinaire de la vie, qui est d'avoir un vie droite ; la sienne est sinistre. Son manque de transcendance le dévoile. Négateur de toute symbolique, il s'affirme comme seul symbole.
Ce qui importe de savoir dans le cas de Don Juan, c'est la portée de son écart par rapport à la normalité, le degré de sa déviance par rapport à ce qui est autorisé et la forme qu'elle prend par rapport à ce qui est interdit. Le constat est aisé : il est aux antipodes de la normalité, sa déviance est extrême, et elle se manifeste par la révolte.
Don Juan a pris son destin en main, en homme libre : pour lui, la liberté s'oppose à Dieu, il faut trancher entre Dieu et la liberté de l'homme. Il renverse les ordres de dominance établis par la transmission des normes, pour assurer sa propre domination par le désordre de la transgression et de l'a-normalité.
Balzac discerne dans le Don Juan Belvidero la pire des conditions humaines : il résume en lui le Don Juan de Molière, le Faust de Goethe, le Manfred de Byron, le Melpoth de Maturin, le Don Giovanni de Mozart. Et quel est le point commun entre tous ces parangons ? D'être un grand seigneur, certes ; mais d'être un méchant homme surtout !
Don Juan n'a qu'un père. On ne parle jamais de sa mère. Une mère symbolique, puisqu'elle est absente ; peut-être est-elle morte ? On ne le sait pas. En tout cas, elle n'est plus là. Et il lui en veut. Son amour lui a probablement manqué. Et sans doute ne lui a-t-il pas pardonné ; d'où le conflit permanent qui l'oppose aux femmes : ce qu'il recherche en elles, c'est la mère symbolique, celle qu'il n'a pas connue ; et puisque celle-ci n'a pas répondu à son amour, il ne répondra pas à l'amour qu'elles lui donnent. Mais, à l'inverse, parce qu'il idéalise cette mère éthérée, il la refuse dans les femmes qu'il rencontre : n'en ayant pas eue, il ne peut la re-connaître en elles.
En société, pour vivre avec les autres, ont doit souvent se faire violence. Don Juan, pour se vivre, fait violence aux autres. Alors, Don Juan est-il un homme sans conscience et sans remords, comme on voudrait le faire accroire ? Il est peut-être plus complexe et plus contradictoire qu'il y parait ! C'est parce qu'il s'assume qu'il lutte pour sa vie. Pour la défendre et pour l'affirmer. Contre les autres. Contre les institutions. Parce qu'elles amortissent les émotions, elles banalisent les êtres en les sociabilisant. Avec leurs fêtes et leurs défaites. Leurs permissions et leurs interdits. Leurs devoirs et leurs droits.
Non, lui n'en veut pas ! Il s'insurge. Il les refuse. Il oppose l'émancipation à la résignation, l'affranchissement au renoncement. Don Juan sème le désordre et l'injustice.
Parce que Don Juan se défie de ses contemporains, il les défie. Il ne reconnaît plus les autres, il ne se reconnaît plus en eux. Il s'en éloigne, il les éloigne. Et son existence se transforme en combat.
D'un côté Don Juan défie l'autorité de son père pour valoriser la sienne, et de l'autre les ordonnances du roi pour imposer son ordre à la société. Il défie aussi l'amour que lui donne les femmes pour l'amour d'une mère qu'il n'a pas reçu. Il défie Dieu à son tour pour se défier lui-même et s'en approprier les attributs. Il défie la mort, enfin, pour sa foi en la vie.
Mais s'il est puissant, c'est d'abord contre lui-même, comme une puissance négative et destructrice. Il ne se dirige pas, il est dirigé par ses appétits. Chez lui, le caprice fait taire la raison, le désir enchaîne la loi, la liberté triomphe de l'autorité. Sa force est celle de l'instinct. Et l'instinct est une force brute, qu'il gaspille. Les autres, pour se défendre, pourraient bien la retourner contre lui.
Pour vaincre la mort, il faut remplir sa vie, la répéter, la reproduire à chaque seconde ; car la vie meurt à chaque instant. Mais pour Don Juan, l'éternité n'est ni dans la pérennité ni dans l'immortalité, elle est dans la répétition du provisoire et de l'éphémère : il a choisi sa vie en choisissant de n'être rien. Ainsi devient-il un "Prince du Temps", comme le Diable qu'il symbolise. Un prince de son temps. Il avance un éternel présent face à la présence éternelle de Dieu, face à son infinitude.
Le temps pour Don Juan, se réduit à du bon temps qu'il convient de remplir de la meilleure façon. il cherche un plaisir infini dans les plaisirs limités de ce monde. Il ne se dirige pas, son désir gouverne ses appétits, et ses appétits règnent en maîtres sur lui. Porté par le hasard, il se laisse conduire là où ses ébats le mènent.
Don Juan nous fait vivre le temps de l'aventure : il commence par la conquête et s'achève par la fuite. C'est pourquoi il court toujours, en quête de nouvelles intrigues. Il vole perpétuellement de victoire en victoire écrit Molière, vers des victoires toujours nouvelles précise Lenau.
Et puisque l'amour guide les choses de telle sorte qu'on les ignore, pour Don Juan il vaut mieux les oublier en s'oubliant avec les femmes. Le catalogue est resté inachevé, probablement parce que Don Juan est lui-même un être inachevé.
Pour Don Juan, la vie est un jeu : il est le "joueur de la vie". Parce qu'il la trouve absurde. C'est sa mise. Par elle il s'exprime avec force et intensité, par elle il forge sa personnalité. C'est pourquoi il joue son existence, la vie d'aujourd'hui contre la promesse d'une autre existence, d'une vie future. C'est Camus qui le dit.
Tout Don Juan est là : il joue des rôles pour se jouer des autres. Mais il ne joue pas "franc jeu". Il triche, il bluffe. Pour le goût du risque, pour faire monter les enchères aussi. La victime est attirée dans un jeu où elle souhaite de perdre, comme la luciole dans la lumière.
Si Don Juan joue la duplicité, il n'est jamais sa propre dupe. Il reste maître du jeu. Il sait, dès le départ, qu'il remportera le gain, qu'il marquera les points en humiliant son adversaire. Il est inhumain.
Don Juan déborde d'énergie, mais il ne la consume pas. Il incarne l'orgie de l'existence qui nie l'ascétisme dans la transcendance. Il est gai, plein d'entrain, ivre de la vie, mais d'une ivresse légère, pétillante comme le champagne !
Don Juan tend le miroir. Il s'y montre, mais ce n'est que pour faire voir son masque ; un masque qui le protège de toute intrusion de l'autre en lui-même. Ce comédien fait des scènes devant sa glace pour se fondre dans ses personnages. Il ne se met jamais à nu, il est toujours déguisé, il est insaisissable. L'habit fait Don Juan, il s'identifie à lui.
Tout n'est pas manipulation dans le pouvoir, mais le pouvoir de manipuler est en tout. On manie en manipulant. Et la forme de manipulation la plus immédiate consiste à travestir la vérité. Don Juan fait prendre son désir pour la réalité, il est bien "l'Abuseur", il est celui qui trompe, il égare.
Don Juan désire pour conquérir ; et jouir pour partir. Dans l'économie de l'amour, la valeur d'échange suit la valeur d'usage. Alors vite, il faut faire vite, toujours plus vite !
L'ironie, c'est qu'il se fuit dans des corps (qu'il fuit à son tour), et il n'y a que la mort pour l'arrêter. Le cercle est vicieux, car il repose sur son propre vice, il est autocentré, puisqu'il axe le monde sur son ego, il est infernal enfin, comme lui ! Mais, à ce jeu-là, ne s'est-il pas dupé lui-même ?
Profane avant tout, il est sacrilège. Il met en lumière les valeurs qu'il renie, il consacre le sens qu'il profane. Il désacralise le sacré. A lui seul il incarne le renversement du monde.
Don Juan joue, certes, mais il est joué, aussi ! Bien qu'il soit le Trompeur, il n'a pu éviter d'être trompé ! Et s'il est le Mal, il est mal-traité, lui-même ! Il devient sa propre dupe, et il l'a compris !
Voilà Don Juan mystifié ! Trahi par la résignation des hommes. Et trompé, surtout ! par les caresses des femmes. Etres de chair parmi lesquelles il recherche, peut-être, l'être de sa mère, la "belle inconnue" qui garde son mystère.
Le châtiment est proche, la comédie de l'amour annonce la tragédie de la mort. Don Juan a deviné ce qui l'attend. Pourtant il n'hésite pas. Il est déterminé à tenter ce qu'aucun homme n'a jamais entrepris : jouer contre Dieu - se jouer de Dieu jusqu'au bout, jusqu'au trépas.
L'issue du combat est fatale. On ne lutte pas contre son destin. Il faut l'entreprendre. La grandeur de la lutte est dans l'acceptation de sa fin : elle n'est pas inéluctable, elle est simplement décidée. Don Juan en fait le choix. Il pèche volontairement pour inciter Dieux à le punir. Il se met à mort en commettant la faute.
Mais un instant il a faibli. Un instant, seulement sans jamais douter ! Il croit en l'autre vie ; mais il refuse d'y penser. Et quand elle se rappelle à lui plus vite qu'il n'y songe, il est d'abord surpris, puis agacé, il se révolte enfin.
Le mobile des actions de Don Juan, c'est de combattre Dieu dans toutes ses manifestations. Il est libre de faire et de dé-faire ce qu'il veut. Ce qu'il détruit le construit. La lutte pour la vie est une lutte à mort.
Don Juan a trop souvent donné sa main et maintenant il la passe. Il n'est plus maître du jeu et il risque fort, au prochain tour de devoir faire le mort !
Le rideau est tombé. Le "jeu de Don Juan" n'est qu'un "jeu de théâtre" qui se représente sur le parvis du "temple de Dieu" pour effrayer les mécréants.
Don Juan est mort. Désormais, c'est par la main du Commandeur que le partisan du Diable trouve le royaume qui convenait à sa mesure : l'Enfer, qu'à tort il faisait vivre sur terre.
Nous ne serons jamais des Don Juan. Il est unique. Nous ne pourrions être que son double, au mieux. Mais ne faut-il pas s'en contenter ? Il nous fait voir son reflet dans la glace. Une glace sans tain. Sans son teint. Son visage est masqué, et sa réflexion nous masque aussi. Son image s'évanouit, emportant la nôtre avec lui. La psyché, qui ne voit plus rien, ne renvoie à rien ! Elle se brise et nous brise avec elle. Le double se dédouble. On l'a perdu, on est perdu, on s'est perdu !
Alors laissons le type, conservons le mythe , et refermons nos travaux sur lui. Et qu'importe si nous avons rêvé, puisque ce rêve nous a aidés à vivre !
Le Don Juan Physique vient de disparaître. Il cède le pas à ce "Don Juan métaphysique" qui s'est déjà installé dans le mythe. Mais cela est une autre histoire....
(Cette réflexion s'appuie en grande partie sur l'ouvrage de Pierre Pelle Le Croisa : "Don Juan le profane, le défi du diable...)
Jakin,
Commentaires
1. anaflore le 01-12-2013 à 12:08:09 (site)
bon wk
2. lafianceedusoleil le 01-12-2013 à 20:40:12 (site)
bonsoir Armand,
j'espère que tu as passé un bon week-end.
En fin d'après-midi, je suis allée sur les Champs Elysées voir les illuminations. C'est féérique. Je vais y retourner.
Bonne semaine.
Je t'embrasse
Cricri