Notre époque a oublié l'art de musicaliser la terre. Pour les voyants d'autrefois, les contemplateurs du Véda, les Druvids ou Druides celtes, les formes visibles étaient la concrétisation de réalités invisibles, l'esprit était incorporé partout et il n'était question que d'avoir l'œil pénétrant, de voir les dieux qui transparaissaient à travers les formes matérielles : "Que les aveugles voient". Il semblait inutile de lever les yeux au Ciel puisque c'est sur cette terre même que les astres manifestent leur puissance. Notre seul travail est de procéder à une relecture du Liber Mundi, de cette réalité, qui en elle-même est sacrée, mais que nous voyons sans la voir. Cette relecture des formes est le sens d'une véritable "religion", et justifie l'étymologie : religare = re-legere. L'image est nécessaire pour que vous sentiez la vérité, pour qu'il y ait une émotion. Les modernes ont perdu l'art de penser par image, le vrai langage métaphysique. Aujourd'hui nous périssons de cérébralité. Le cœur n'est plus touché par les idées. Or, pour que je puisse faire ce qui est dit, il faut que je sois ému. La naissance de l'enfant divin, c'est l'ouverture du cœur. Le cœur est l'intermédiaire entre les membres et la tête. Ce qui est important dans un temple, c'est la signification. Par l'acte de reconstruire le temple sans cesse, ou de construire des dépendances, comme faisaient les Chinois, les Egyptiens, les Hindous, les Chrétiens médiévaux, on en comprend la signification. L'homme est passé de l'expression par le monde matériel à l'utilisation du monde matériel. Le plaisir de l'homme ancien était d'exprimer la vérité, d'aller dans le pressoir de la vie pour que la vie lui fasse exprimer sa plénitude intérieure. L'homme moderne ne pense qu'à exploiter, à utiliser la terre, les forêts, les minéraux, la vapeur, les gaz, les cascades... La roue était parfaitement connue des peuples anciens qui l'employaient dans les chars processionnels en tant que symbole, figuration d'une réalité invisible, et qui auraient cru la dégrader en la réduisant à un rôle technique profane. Les religions se sont perdue lorsqu'elles ont donné toute l'importance à "croire" au lieu de la donner à "faire". On perd la foi, on la retrouve, on la reperd... Rien de plus fugace que cette foi. Dans le Christianisme tel qu'il nous est parvenu, l'accent est mis sur "croire" alors que "facere" est le mot le plus fréquent dans les Evangiles. "Ma nourriture, dit le Christ, c'est de faire la volonté de mon Père". Ou encore : "Ce n'est pas celui qui dit Seigneur, Seigneur, qui sera sauvé, mais celui qui fait la volonté de mon Père". L'Eglise à un moment donné vers le 14ième siècle a fini de tuer l'ancien monde mythique par son obstination à vouloir transposer en mode historique dit "réel" et matérialiste l'événement éternel, celui qui a lieu "in illo tempore", en ce temps-là qui est le présent éternel. Par contamination romaine et matérialiste, mythe devint synonyme de mensonge et l'Eglise voulut que Jésus soit historique pour qu'il soit réel. Elle perd le sens du mythe, qui n'est rien en effet et c'est pourquoi on doit le vivre. Un mythe n'est qu'un mythe, c'est pourquoi tu dois le vivre, l'agir, le faire. C'est le bouleversement "facere veritatem" de l'Evangile. Il faut "faire la vérité". Il s'agit encore de voir, de cette vision qui est le Véda, car qui voit vraiment prévoit les conséquences de ses actes. Le mot clé de tout le Véda est celui-ci : soma vitrah, "en vérité Vritra était le soma", le démon contenait l'ambroisie, le mal contenait le bien suprême. Quand le serpent a été dépouillé de sa vieille peau, écorché, en langage chrétien quand le vieil homme a été dépouillé, on voit que le nouvel homme était déjà là, mais recouvert d'une peau écailleuse de serpent. C'est le mariage d'Indra avec Indramî. Indramî était d'abord une serpente, une Nagimî. Indra l'a fait passer trois fois par le moyeu de la roue de son char jusqu'à ce qu'elle soit décortiquée de trois peaux. Alors elle apparaît comme la pure déesse, la Shakti d'Indra. Il ne s'agit donc, jamais de tuer au sens littéral du mot dragon, mais le libérer du dragon la princesse qui était à l'intérieur. Vérité encore tangible dans le mythe grec de Persée et d'Andromède, bien qu'Andromède déjà à cette époque ne soit plus dans le dragon mais captive du dragon. Dieu est unique, il pose le monothéisme védique avant le monothéisme biblique. Mais si l'homme devient directement réceptif à ce principe unique, il veut l'exprimer avec ses propres mots, avec ses propres chants, avec ses propre danse. L'Age d'Or est un âge où il n'y a pas de singes pas de perroquets, c'est l'âge de la plus grande multiplicité terrestre. C'est le symbolisme de la queue de paon. La première fois, dit un mythe grec, que Héra, la déesse, se vit dans un miroir, elle se vit sous la forme d'un paon à la queue ocellée : un mandala, un cercle parfait, à l'intérieur duquel partout se trouvent des ocelles : des petits cercles parfaits. L'Age Noir présent est celui qui a aboli cette multiplicité terrestre. Qu'est-ce donc que toutes les traditions ont voulu dire avec leur principe du Dieu unique ? Car le Dieu unique était aussi bien connu de la vieille Inde que d'Israël. Lorsque Plotin, si proche de l'Inde, parle de Dieu, il ne l'appelle jamais que par ce mot : l'UN. Le principe fondamental au sujet de cet UN qui n'est pas l'un numérique, le premier nombre d'une série, mais "l'un sans second" (ekam advaitam), c'est : Il n'est pas donné, il est donnant". La même idée se retrouve dans la Kena Upnishad. Il y a chez les Anciens un "mono-idéisme", mais cette idée doit rayonner partout. Les Anciens n'ont qu'une idée, l'idée du centre, mais il faut que ce centre rayonne partout. C'est ce que l'Inde exprime par la grande formule : Veda purânâbhyâm samupabrihayet ! "Que le Veda soit amplifié par les Purâna !" Cet UN est ce qui est à sacrifier, c'est-à-dire à étendre. Le Shatapatha-brâhmana veut dire le Brâhmana des cent chemins. "Etendre le sacrifice", c'est le faire pénétrer partout. Le silence est requis pendant le sacrifice parce qu'il agit qu'il imbibe, qu'il pénètre toute la réalité.