Après les erreurs de jugement manifestes commises par Louis Figuier et Marcellin Berthelot au 19ième siècle au sujet de l'alchimie, les travaux de Mircea Eliade "Les forgerons et l'alchimie", ne permettent plus aujourd'hui d'avoir le moindre doute quant à l'intérêt de cette discipline. Ce substrat métaphysique et symbolique grâce au travaux de Carl Gustav Jung a cessé d'être perçu comme un tissu de rêveries stériles pour acquérir le statut de manifestation privilégiée des archétypes psychologiques. Maçon Opératif de la Voie Royale, J'ai très rapidement découvert que cette philosophie traversait nos Rituels maçonniques dès mes premiers pas d'Initié. Du cabinet de réflexion au Naos/Athanor du grade de Chevalier de l'Aigle Rouge, tout est alchimie. Alors partons cette année à la découverte de son histoire. La toute première étape de la longue histoire de l'alchimie, se situe à l'âge du fer, au cours duquel l'homme parvient à extraire des minerais, avec l'aide du feu, les métaux grâce à des méthodes de fusion empiriquement maîtrisées. Dans la conception archaïque de ce travail, le mineur, puis le forgeron, aident en quelque sorte la Terre Mère à accoucher des créatures métalliques qu'elle cache en son sein. La communion avec le feu, l'extraction des minerais de la galerie de la mine considérée comme un utérus, ont créé un univers magico-religieux qui a fait du forgeron, ancêtre de l'alchimiste, le grand prêtre d'une religion primitive pour laquelle les forces de la nature furent les principales divinités. Des restes de ces croyances subsistent aujourd'hui encore dans certaines pratiques chamaniques et se retrouve ainsi voilée dans nos rituels maçonniques. Les origines de l'alchimie, pour le bassin méditerranéen, remontent à l'antiquité gréco-égyptienne. A l'époque des recettes techniques des fondeurs-forgerons, succède celle des théories philosophiques du 2ième siècle avant J.-C., dont l'un des témoignages les plus connus est un texte intitulé Physika Kai mystica attribué à Démocrite. Cependant, la littérature proprement alchimique nous est connue à partir du 3ième-4ième siècle après J.-C., avec les textes attribués à Zosime de Panopolis . Une profonde mutation s'opérera du 4ième au 7ième siècle, période qui verra notamment fleurir les commentaires de ces mêmes textes. On peut dès lors parler d'alchimie gnostique, dont Mircea Eliade rappelle qu'elle est le résultat "de la rencontre entre le courant ésotérique représenté par les Mystères, le néo-pythagorisme et le néo-orphisme, l'astrologie, les sagesses orientales révélées, le gnosticisme, etc., courant ésotérique qui était surtout le fait des gens cultivés, de l'intelligentsia - et des traditions populaires, gardiennes des secrets de métiers, des magies et des techniques d'une très grande antiquité". Avant d'être reçu par le moyen âge chrétien, l'héritage alchimique fut transmis au monde arabo-musulman qui l'enrichit considérablement. Il serait faux de croire, cependant, que l'Islam se contenta de véhiculer le savoir gréco-égyptien sans le marquer en profondeur de l'empreinte originale de ses particularismes. L'héritage hellénique, égyptien, copte et syriaque, fut véhiculé par les Arabes dès la fin du 7ième siècle. C'est de cette époque, en tout cas, que datent les premières traductions de certains traités - notamment égyptiens. On peut dire que les fondements de l'alchimie musulmane reposent sur le corpus des textes se rapportant aux procédés métallurgiques, à l'hermétisme et à son approche mystique sous ses différentes formes, ainsi que sur la physique d'Aristote. Le principal artisan de cette mise à jour, fut indubitablement Jâbir ibn Hayyan, plus connu en Occident sous le nom de Geber . On ne répétera jamais assez que l'alchimie fut profondément tributaire de la vision du monde et de la nature qu'en avaient ses adeptes. C'est ce rapport de l'homme à la création qui détermine tout le patrimoine alchimique. Car pour l'alchimiste tout vit, du minéral à l'humain, et cette vie est régie par un même archétype, quel que soit le règne naturel envisagé, archétype qui va de la naissance à la mort - qui est elle même qu'une renaissance -, en passant par des stades de croissance et de déclin. C'est en cherchant à comprendre cette imbrication de naissances, de morts et de renaissances, qui caractérise très justement le monde, que l'homme peut dépasser le stade de simple observateur pour devenir acteur, voire démiurge. L'homme s'est sans aucun doute rendu compte très tôt que l'eau et le feu sont de puissant agents de transformation. La première conduit à des putréfactions, d'où de nouvelles formes de vie surgissent, alors que le second permet des métamorphoses spectaculaires de la matière : cuissons, calcinations, fusions, vitrifications. Ces deux agents occupent donc tout naturellement une place prépondérante dans l'univers symbolique de l'alchimie traditionnelle, à tel point que certains auteurs du Moyen âge et de la Renaissance n'ont retenu des travaux de l'alchimiste que la seule formule Solve et coagula, dissous et coagule. C'est donc dans la capacité de l'homme à transformer la matière que se trouvent les racines de l'idéal alchimique. Cette communion de l'homme avec la matière a conféré à son travail un aspect sacré qui était en parfaite adéquation avec sa conception de la nature, voire du cosmos. On peut dire que c'est du rapport entre l'horizontalité du monde matériel visible et la verticalité de l'invisible considéré comme transcendant, qu'est issue la notion de sacralisation. Dès lors, cessant d'être un simple artisan, l'homme devient "prêtre", car la notion de religiosité dépasse très largement le cadre étroit dans lequel on peut parfois la confiner aujourd'hui. En effet, toute démarche par laquelle l'homme verticalise ses actes en se reliant à une dimension qui les transcende peut être considérée, au sens large du terme, comme "religieuse". Et le travail perd dès lors son aspect profane pour devenir une "liturgie". Ainsi l'homme des sociétés archaïques s'incère dans le sacré par son propre travail d'homo faber, d'auteur et manipulateur d'outils. A ce stade de son histoire l'homme vit positivement les symboles, puisque chacune de ses activités peut être considérée comme un acte rituel. Le sacré remplit totalement sa vie. Dans cette perspective, l'alchimiste qui est un descendant des forgerons archaïques, veut en quelque sorte prolonger l'Oeuvre du Créateur. Son ouvrage est comparable à une maturation dirigée, voire un accouchement qui met en scène, très étroitement liés, l'opérateur, la matière et les énergies multiples qui constituent la vie. Cette œuvre doit donc se dérouler dans un monde conçu comme le champ d'activité d'un mouvement créateur perpétuel où s'opèrent d'incessantes mutations. Le soufisme développera très largement après Jâbir, le thème de la recréation constante : l'univers visible est dans cette perspective le résultat d'une succession de création qui s'enchaînent sans que nous en ayons conscience. Ainsi apparaît, peu à peu, la grande originalité de l'alchimie musulmane, pour laquelle la démarche de l'alchimiste est véritablement une démarche d'ordre spirituel. C'est à ce prix que l'alchimiste, en imitant les lois naturelles, pourra transformer certains éléments du règne minéral plus rapidement que ne saurait le faire la nature elle-même. Pour cette raison, les traducteurs arabes de l'alchimie alexandrine appelèrent parfois cette science "l'Oeuvre par excellence", al san'a, alors que le terme kimiyâ, dans lequel on voit parfois l'origine du mot "alchimie", pouvait avoir une connotation péjorative et ne s'appliquait, parfois, qu'aux pratiques suspectées de tromperie et de charlatanisme.