L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka m’est revenu à l’esprit dans ma quête sur la maîtrise depuis que je suis passé de l’autre côté du mur, sur les chantiers des Ateliers de perfectionnement. Mais c’est par fidélité à mon adolescence que j’ai puisé dans l’œuvre d’Albert Camus les outils de ma problématique à travers le Mythe de Sisyphe. Mon propos n’est pas de disserter sur ce mythe, mais de m’en servir comme reliant ou comme miroir pour questionner mon parcours de Maître. Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’ou la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison, qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. Si l’on en croit Homère, Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortel. Alors comme le veut la tradition poussons la pierre au sommet de la montagne. Qu’y trouvons-nous ? Dès que l’on prend conscience que nous sommes habité par un autre nous-même débute un processus de dualité ou de rivalité. Il faut prendre une revanche avec soi-même, car l’autre ne nous satisfait pas ! Alors on acquiers des connaissances et l’on se forge des convictions pour étendre notre extérieur. Le cadre de l’éducation se trouve vite contourné par nos désirs de paraître, d’être et …..pour imposer à l’autre ce que nous croyons être la vérité, notre vérité…. On apprend vite à manier le verbe, à prendre des postures, à juger, jusqu’à parfois sous couvert de doctrine entraîner l’autre involontairement dans ses convictions voir ses délires….. Le pouvoir sur l’autre, sur soi est grisant, l’homme est égotiste avant d’être sociable et bien souvent la violence n’est qu’a fleur de peau. Quand on a expérimenté tout cet extérieur, certain d’entre-nous frappons à la porte du Temple. Mais voilà, que la pierre roule et retombe par son propre poids. Il faut recommencer le travail. On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il est autant par ses passions que par son tourment. Arrivé une nouvelle fois en haut de la montagne on découvre l’intérieur, on apprivoise l’autre nous-même. On regarde plus souvent le miroir, et là étalé sur le tapis de loge, des outils symboliques sont là pour nous reprogrammer selon la sacro-sainte voie de la fraternité et de l’amour : la voie Royale. Mais nous ne savons pas que Sous le vêtement de nos mièvres automatismes existent une voûte, une caverne, une cathédrale où vibre le chant d’amour de l’Etre essentiel ; pour atteindre cet espace, il faut se dépouiller et s’ouvrir sur l’infini, quitter notre vêtement de misère. Si nous cherchons à améliorer notre apparence, à nous vêtir de strass et d’or, la quête devient un enfer. Si nous mendions pour nous enrichir et glanons dans le chaume quelques piécettes mélangées à la tourbe, alors que le trésor de lumière est en dessous, si nous nous donnons beaucoup de mal pour amasser, alors qu’il suffirait de creuser un peu en silence, si nous cousons chaque perle une à une pour recouvrir d’éclat nos vestes, alors qu’il suffirait d’ôter notre vêtement d’un geste généreux pour rencontrer l’air pur de l’insondable vérité, alors le chemin devient souffrance et absurdité. Le Maître est un Etre qui s’est rencontré, s’est connu, et, au moins dans sa superficialité, s’est accepté. Celui qui se connaît connaît les autres, celui qui s’est accepté accepte les autres, celui qui s’est connu et accepté comprend les autres et sait comment travailler activement à se dépasser dans le quotidien. Les agitations journalières ne changent vraiment jamais, les unes comme les autres s’inscrivent uniquement dans la couche superficielle du mouvement de la vie. Le véritable changement est le passage d’un état à un autre, d’une couche à une autre, d’un automatisme à une conscience. Alors comment se dépouiller de sa finitude pour mieux s’ouvrir à la multiplicité du monde ? Tel est le paradoxe du maître qui, par son engagement social, familial et fraternel, construit un passage pour son évolution spirituelle à venir. Et voilà que la pierre roule à nouveau et retombe par son propre poids. Il faut recommencer une nouvelle fois le travail. Mais c’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même. Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers la tanière des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. Car le maître n’est pas un marchand d’idées ; il n’a pas de système particulier de penser et ne fait pas de propagande en faveur d’une nouvelle façon de voir la vie et d’y agir. Son but est d’être lucide, conscient et raisonnable pour comprendre une situation, découvrir les contradictions et apaiser les conflits. Prudemment, il partage avec les autres son Etre intérieur. Le maître maçon ne se présente pas comme un guide, un professeur ou un sauveur, il n’oppose pas la réalité à son idéal mais, au contraire, approfondit la réalité de la complexité humaine pour y ajuster sa compréhension et s’affranchir d’idées erronées, dans la liberté et la joie retrouvés. Le tablier n’a jamais prouvé quoi que ce soit sur les qualités maçonniques d’un homme et n’a surtout opéré aucun miracle sur son chemin initiatique. Pour remporter une victoire sur soi-même, le maître poursuit un travail intrépide et audacieux et mène vaillamment le combat de son Etre. Le maître maçon sait bien qu’il vit dans un monde de compétitions, de peurs et d’ambitions, il sait bien que les hommes vivent dans l’inquiétude, la tension et la souffrance, il sait bien que chaque cause a un effet et que chaque effet devient une nouvelle cause. Il sait bien enfin que chacun aborde une situation par fragments opposés et n’arrive pas à les rejoindre, mais lui, justement, parce qu’il sait tout cela, au lieu de se perdre dans un fatalisme négatif, en homme libre, va au-delà des mots et des concepts pour appréhender la véritable signification et affirmer comment sortir des conséquences et changer la naissance inéluctable des choses et des événements. Il est consciemment en état de compréhension globale, lucide et sans attache. La souffrance du maître maçon n’est pas son inaptitude à vivre dans le monde mais sa séparation encore trop fréquente d’avec son Etre intérieur, essentiel, ressenti comme étant le véritable maître. Le maître maçon va donc toujours chercher le geste juste affirmant autant sont Etre que le monde, son humanité que sa spiritualité. Le maître tient compte de la différence de l’autre et sait, que trop souvent, les dialogues ne sont que des monologues. Il ne parle pas pour lui mais pour celui à qui il s’adresse, et son discours constitue plus une continuité qu'une alternance. L’alternance sépare, la continuité unit. Le maître prolonge la pensée de son interlocuteur sans s’y opposer, il n’a rien à défendre et il relie deux esprits pour qu’ils s’éclairent mutuellement et s’enrichissent. Quand le maître écoute, il n’est pas superstitieux, il ne doute pas et ne croit pas qu’il y a une intention négative derrière un mot mais il crédite d’un capital confiance son interlocuteur. Il ne cherche pas ce que cache la parole mais plutôt ce qu’elle essaie d’exprimer, il transforme le dialogue en une rencontre paisible par son sens de la fraternité et de sa responsabilité. Le maître maçon ne vit plus contre les autres, il vit avec les autres. Celui qui ne sait voir le frère dans l’autre, ne sait voir l’Etre essentiel en lui-même. La fonction du maître, pour importante qu’elle soit, s’exprime discrètement sans que personne ne s’en aperçoive. Il est dans l’ensemble un élément majeur mais n’est rien par lui-même. il sait avec humilité et efficacité, parler et se taire, agir et s’effacer, voir et pardonner, donner et recevoir en fonction des nécessité de l’instant. Il est la source à laquelle la loge puise pour réaliser l’individualité de chacun dans l’union, la paix et la justice pour tous. Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? Le Maître maçon aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux même taches et ce destin n’est pas moins absurde. Sisyphe, pourrait être le maître, impuissant et révolté qui connaît toute l’étendue de sa misérable condition. Car c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. Si nous nous examinons avec un soin objectif, nous constatons que nous sommes essentiellement une accumulation de mots, de pensées, de visions enfermés dans notre mémoire et que nous nous identifions à un passé qui va disparaître avec nous. Nous n’avons pas habituellement la capacité de rester silencieux et vigilants, nous ne le souhaitons pas car nous voulons voir jusqu’où nous conduira notre raisonnement. C’est le bout de notre raisonnement qui nous intéresse. Des souvenirs, sur lesquels s’appuie notre raisonnement logique, il ne naît rien, rien d’autre que des émotions fugaces qui nous donnent l’illusion d’exister, de palpiter, alors qu’en vérité, nous sommes morts aux événements du moment présent. La maîtrise nous propose de ne pas flâner en rêvant au passé, ni à l’avenir, mais de mourir à l’avenir et au passé pour être libres de vivre pleinement le présent. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. il faut imaginer Sisyphe heureux.Jakin,