Les enseignements majeurs et la transmission sur la Géométrie Sacrée étant accomplie, il nous faut maintenant aborder la notion d’Ésotérisme, fondation de notre pensée, mais qui va devenir à partir de ce mois, un fil rouge évident dans la poursuite du Magistère. De nombreux auteurs ont largement disserté sur ce mot « valise », il m’a fallut donc faire un choix, et mon choix s’est porté sur les travaux de notre frère Jean-Marc Font qui résume assez bien ma vision de l’ésotérisme.
Ni religion, ni science, la Tradition avec un « T » majuscule est ce fond commun de connaissances que l’humanité a constitué depuis l’aube des temps. Comment ? Par les mêmes moyens que ceux qui lui ont permis d’élaborer ce que nous avons appelé les croyances et les savoirs : l’observation et la réflexion. Mais celles-ci prennent leurs sources dans les contacts avec l’invisible, vécus et rapportés par quelques individus exceptionnels : prophètes, mystiques, illuminés, visionnaires…
Nombreux depuis l’aube des temps sont ces témoignages, qu’ils soient oraux et transmis de génération en génération, ou, depuis l’invention de l’écriture, formulés par écrits. Certains sont à l’origine des religions qui se sont répandue dans des aires culturelles plus ou moins large, d’autres sont simplement restés connus de cénacles restreints, d’autres enfin font partie d’un corpus qui continue à nourrir la réflexion de ceux qui cherchent au-delà de ce que leur propose leur religion, mais aussi la science. Ces derniers se situent toujours en marge des dogmes des religions établies, et en dehors de cette forme de dogme moderne qu’est le matérialisme rationaliste de la science.
Le nombre de ces témoignages, leur continuité tout au long de l’histoire de l’humanité, l’intensité de l’expérience qui y transparaît ne peuvent que porter un esprit impartial et ouvert à leur accorder quelque crédit. Mais leur diversité semble à première vue faire problème : qu’accepter (que croire) dans ce vaste éventail de visions, sinon contradictoires du moins largement variées ?
La réponse de l’ésotérisme est simple : à chacun sa vérité. A chacun de la trouver, de la gagner, de la mériter. Ainsi, la richesse même de la Tradition est son apparente disparité, et celle-ci, loin d’être une source de perplexité rebutante, est une mine dans laquelle chaque filon permet au « chercheur de vérité » de trouver des pépites (de l’or, au sens alchimique) qui lui permettront de progresser vers la Connaissance.
Ainsi, on peut concevoir l’ésotérisme comme une attitude : celle-ci consiste à mettre en question aussi bien les doctrines des religions officielles (quelles qu’elles soient) que les dogmes scientistes et les « révélations » des grands courants qui ont irrigué la Tradition.
C’est aussi une démarche : la mise en mouvement individuelle d’une recherche de la Vérité, qui en réalité ne sera que celle, pour chacun, de « sa propre vérité », elle-même partielle et jamais atteinte.
Une certitude se dégage en tout cas, après des milliers d’années de sondage par l’humanité de l’inconnu dans lequel elle est plongée : l’inconnu est inaccessible dans l’absolu, et la vision que chacun peut s’en former est relative. Cela, naturellement, n’empêche pas de tenter de s’en approcher autant que possible : c’est là le vrai but de l’ésotérisme.
Ainsi, dans la mesure ou l’ésotérisme se fonde sur l’existence réelle d’une dimension invisible de la réalité, donc inaccessible par définition à la science, il se situe de l’autre côté du mur. Est-ce à dire que l’ésotérisme n’a rien à prendre dans la science ? Certainement pas. Sans préjuger des éventuelles « percées » qui pourront être faites dans le mur (il existe quelques tentatives dans ce sens), et outre l’énorme savoir acquis par l’humanité grâce à la science, l’attitude scientifique a une qualité majeure : celle de ne rien prendre pour acquis qui ne soit validé par l’expérience. La rigueur qu’elle implique est la même que celle que doivent avoir les « chercheurs de vérité.
En outre, il n’est pas raisonnable de faire abstraction de ce que la science nous dit en ce qui concerne le niveau matériel de la réalité, car il fait partie intégrante de la réalité totale que l’ésotérisme cherche à appréhender. Mais cela ne signifie pas que le langage scientifique (ce que la science « nous dit » de la réalité qu’elle explore) soit directement transposable dans le domaine ésotérique. En particulier, on ne peut pas demander aux théories scientifiques, qui sont basées sur une conception purement matérialiste de la réalité, de pouvoir appréhender la nature profonde de niveaux différents de cette réalité.
Ainsi, de l’esprit scientifique, l’ésotérisme doit reprendre à la fois la curiosité et l’esprit critique. La curiosité, car aucune idée, aucune théorie, aucune explication ne doit être rejetée a priori ; la voie ésotérique suppose de « l’étudiant » la volonté d’apprendre et le désir de comprendre. L’esprit critique, car toute explication doit être prise d’abord comme une hypothèse (et peut-être le rester…), soumise à évaluation et à comparaison avec d’autres hypothèses. Le seul véritable critère de choix pour l’étudiant est donc celui de la cohérence d’une telle hypothèse en tant que telle, et sa capacité à s’accorder à son système de valeurs, dont il est et doit rester le seul juge.
Les formes que peut donc prendre l’ésotérisme sont donc multiples. Que peuvent apporter l’une ou l’autre de ces variétés au Franc-maçon du 21ème siècle ?
Tout d’abord, quelles sont les motivations des intéressés ? Elles aussi sont multiples, mais on peut y distinguer deux grandes catégories, que nous résumerons par les termes de « utilitaristes » et de « spiritualistes » (ces termes ne comporte ici aucun jugement de valeur). Cette dualité se retrouve aussi loin qu’on remonte dans le passé, comme on peut le constater dans la littérature ésotérique. L’exemple le plus éloquent est celui de l’alchimie : s’agit-il de « transmuter la matière » en fabriquant, au prix d’un long et lent travail dans le « laboratoire », de l’or à partir d’un vil métal comme le plomb, ou de se « transmuter soi-même », par le long et lent travail qui accompagne le premier dans « l’oratoire » ?
Pour les utilitaristes, l’ésotérisme est considéré comme un moyen d’améliorer leur situation ou de régler leurs problèmes dans le monde. La trilogie « amour, argent, santé », qui constitue la grille habituelle des horoscopes et des voyants. Ici apparaît la notion de « pouvoir » que certaines pratiques initiatiques permettraient de développer.
Pour les spiritualistes, l’ésotérisme est considéré comme une voie de développement personnel, en dehors de toute recherche de type matériel. Croyance et savoir sont des éléments essentiels et indispensables de la psyché humaine. La croyance est en général et pour l’essentiel « inculquée », alors que le savoir est « construit ». La première se met en place dans le développement initial de la personnalité et restera en général « irrationnelle », non démontrée et non démontrable ; le second s’acquiert ensuite, souvent en conflit avec la première.
L’ésotérisme est alors un cadre général dans lequel l’individu va pouvoir trouver non pas la réponse à ses interrogations, mais des éléments qu’il lui appartiendra de mettre en perspective et, pour utiliser la terminologie des bâtisseurs reprise par la Franc-maçonnerie, des outils qu’il lui appartiendra de mettre en œuvre pour se reconstruire lui-même.
Ainsi, l’ésotérisme présente deux faces : l’une tournée vers le Ciel et l’autre tournée vers la Terre, ou si l’on veut, l’une spirituelle et l’autre matérielle. La première est en rivalité directe avec la Religion, la seconde avec la Science. Mais toutes deux sont en fait inséparable, comme les deux faces d’une même pièce de monnaie, comme l’Homme lui-même, âme et corps, vivant de sa naissance à sa mort le mystère de l’incarnation.
Or, pour chacun de ses côtés, les trois « piliers » du triangle croyance/savoir/Connaissance peuvent plus ou moins s’enfoncer dans la Terre ou s’élever plus ou moins vers le Ciel. C’est l’importance respective que chaque être leur donne et le sens vers lequel il canalise l’énergie qui traduiront sa propre conception de l’ésotérisme et ce qu’il peut espérer en obtenir.
Le but de l’ésotérisme n’est pas d’apporter des réponses, mais de proposer des pistes à celui qui cherche des réponses, des outils pour les explorer et des organisations pour l’aider dans cette exploration. Mais les pistes, les outils et les organisations sont nombreux et divers. Tous ne sont pas adaptés aux caractéristiques et aux possibilités des « explorateurs ». Et les textes, les doctrines, les témoignages ne sont que des sortes de cartes qui donnent des indications sur les pistes. Mais « la carte n’est pas le territoire ».
Cependant, si je me réfère aux travaux de Christian Montesinos que j’ai rencontré à Lyon au mois d’octobre 2022, celui-ci m’a mis en garde contre les malentendus de l’histoire de l’hermétisme. Ainsi, quand la ville d’Alexandrie fut fondée par les Grecs, ces derniers s’imprégnèrent des sciences égyptiennes et de la religion égyptienne et lorsque les Juifs à leur tour s’y installèrent, se produisit un amalgame extraordinaire. Tous les ingrédients se trouvèrent réunis. Il restait aux gnostiques chrétiens à en effectuer la synthèse.
L’idée de base était quasi universelle. L’univers forme un tout et chaque partie du tout recèle l’univers en puissance. Tout ce qui entoure l’homme est harmonieux, rien n’y est le fruit du hasard, tout est ordonné, mais nos sens et nos vies nous empêchent de voir la splendeur du monde. Les gnostiques enrichissent cette notion d’un principe nouveau et des plus puissant dans la structuration de la pensée symbolique : Dieu a tout crée !
On imagine bien que la révélation d’un tel secret, dans ses applications ne pouvait être divulgué, que sous des allégories et des voiles. Les Juifs alexandrins alimentèrent le gnosticisme en raison de leur histoire privilégiée : ils avaient été en contact intime avec toutes les grandes civilisations : Issus d’Ur, réfugiés en Égypte, errant dans le désert, soumis par les Philistins, puis les Assyriens, puis Babylone, vaincu par les Grecs et enfin aux ordres de Rome.
Pour ces Juifs alexandrins, le christianisme apporta un sang neuf, au service de leurs convictions ésotériques. On peut lire dans les papyri grecs rassemblés par Berthelot : L’art sacré des Égyptiens et la puissance de l’or qui en résulte, n’ont été révélés qu’aux Juifs, par fraude, et ceux-ci l’on fait connaître au reste du monde ».
On peut également lire dans un autre manuscrit grec alexandrin, dit de Saint-Marc, une injonction de Marie-la-Juive : « Ne touche pas la pierre philosophale de tes mains. Tu n’est pas de la race d’Abraham ». Tout pouvait donc être l’image de tout et tout pouvait être révélé à condition de recevoir la lumière, c’est-à-dire de la trouver en soi par l’étude, la contemplation de l’action, aidé en cela par des maîtres.
De ce fait les processus matériels devenaient indissolublement liés aux processus spirituels. La pratique des ars métallurgiques ou de tout autre art mentionné dans l’apocryphe, le Livre d’Enock nécessitait le recours absolu à la prière. Cette idée force se transmettra de traités en traités, de siècles en siècles et jusqu’à nos jours. Les traités alchimiques continuent inlassablement à rendre grâce, avant toute chose à Dieu, de donner à celui qui entreprend l’ouvrage la constance, la foi, l’humilité et promettent pour finir que leur ouvrage seront tenu secrets.
Des pans entiers des rituels religieux babyloniens, juifs, égyptiens, phéniciens, romains, furent progressivement incorporés au Corpus Hermeticus, ensemble disparate de textes prêtés à Hermès Trismégiste. Les apports rituels les plus notables concernent les notions de fixe et de volatil, directement puisées dans le rituel Isiaque de la fécondation par Isis, sous la forme d’oiselle, du corps fixe d’Osiris ou encore dans les observations et conceptions religieuses des babyloniens avec les sept planètes associées par les alexandrins aux sept métaux puis par les Grecs à leurs dieux… L’ogdoade gnostique intégra les traités, comme l’étoile à huit branches des assyriens.
Zozime de Panapolis qui vécut au 3ème siècle de notre ère, aura comme disciple au sein de l’école qu’il fondera à Alexandrie, Synésius regardé comme un des père de l’alchimie. S’appuyant sur les conceptions d’Aristote il posera les bases des principes fondamentaux de l’alchimie, mais ces principes ne sont que des allégories d’une démarche gnostique spirituelle. La grande affaire pour lui est l’amélioration de l’homme en parvenant à sa propre connaissance intime. Il exprima le fond de sa pensée mystique et gnostique dans une formule que les hermétistes reprendront : « Un est l’Universel, par lui est ‘l’Universel et vers lui retourne l’Universel ; et il ne contenait pas l’Universel, l’Universel n’est rien ».
Les alchimistes alexandrins travaillèrent à rassembler ce qui était épars, à proposer une vision globale de la matière, vision fondée sur la certitude que ce qui était en haut était comme ce qui était en bas, ou autrement dit que le monde terrestre était une image du monde céleste et que le travail sur la matière ne pouvait s’opérer que placé sous l’autorité divine et à son seul profit.
En conclusion, il appartient donc à chacun de choisir son chemin avec tous les risques d’erreurs et d’échecs que cela implique : les fausses pistes sont nombreuses, les obstacles aussi. Une qualité indispensable pour celui qui cherche sa voie dans l’ésotérisme est donc la curiosité lucide : la capacité de s’ouvrir à tous les possibles sans à-priori, mais en les soumettant à une analyse critique qui lui permettra de ne pas « prendre les vessies pour des lanternes » (ou encore, de « séparer le bon grain de l’ivraie »), et de ne rien tenir pour acquis dont il n’ait auparavant acquis l’intime conviction.
Je terminerai mon propos par une citation d’un texte attribué au Bouddha Siddharta Gautama, traduit par Jean Dubuis, alchimiste et Kabbaliste :
« Ne crois rien parce qu’on t’aura montré le témoignage écrit de quelque Sage ancien. Ne crois rien sur l’autorité des Maîtres ou des Prêtres. Mais ce qui s’accordera avec ton expérience et après une étude approfondie satisfera ta raison et tendra vers ton bien. Cela tu pourras l’accepter comme vrai et y conformer ta vie… »
Jakin,
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